L'économie souterraine est en progression fulgurante en Algérie. A M'dina J'dida, au cœur de la ville d'Oran, les étals de fortune et les vendeurs à la sauvette foisonnent. Je vends des survêtements depuis trois ans. Au début, je voulais faire mes papiers. J'ai attendu un mois et demi pour avoir ma carte d'identité à la mairie. L'administration m'a découragé. Il y a beaucoup de bureaucratie. Alors, j'ai décidé de travailler au noir», raconte Abbas, 28 ans.Comme lui, beaucoup de jeunes exercent le commerce informel. Partout ailleurs, à Oran, le nombre de marchands clandestins qui improvisent des souks anarchiques et de petits artisans qui activent au noir ne cesse de progresser. Et il y a aussi de gros commerces qui fonctionnent en toute illégalité. L'économie souterraine est en plein essor. Commerces, services, petite industrie et bâtiments sont tous gagnés par l'informel. Produits alimentaires, électroménagers, prêts-à-porter, tous les secteurs sont touchés. Les biens de consommation importés se déversent sur toute une myriade de distributeurs dont une partie inestimable exerce au noir. A la périphérie de la ville, un vaste site accueille des espaces de stockage. Les va- et-vient de camions est incessant. Les produits importés sont légalement facturés à des grossistes qui, à leur tour, fournissent le marché parallèle. Les cargaisons débarquent ici, sont stockées avant d'être écoulées sans facture. Dans ce lot figurent des commerces, des services, mais il y a également des ateliers clandestins de confection textile tenus par des Chinois, des Turcs et des Syriens. L'informel est soutenu même par certaines entreprises structurées qui exercent une partie de leur activité au noir. Même un agent agréé d'une marque publique d'articles de plomberie implantée en plein cœur d'Oran pratique la vente sans facture. «Une grande enseigne a refusé que je paye mon téléviseur par chèque. J'ai dû payer en espèces et je me suis contenté d'un bon de livraison à défaut d'une facture», relate El Hadi, 46 ans. «Plus de 80% des ventes de biens de consommation se font sans facturation», estime M. Boumaza, économiste. 145 marchés informels Abed Mouâd, coordinateur de l'Union générale des commerçants et artisans algériens (UGCAA), indique que son organisation a recensé 145 marchés informels à Oran. Près de 6000 personnes activent sur ces sites abritant les activités parallèles. En l'absence de statistiques précises sur l'informel, l'UGCAA estime à «30% les biens de consommation qui sont écoulés via le circuit informel à Oran». Le Forum des chefs d'entreprises (FCE) estime, de son côté, que le secteur informel emploie plus du tiers des actifs en Algérie. D'autres estimations approximatives évaluent le ratio de l'informel à près d'un tiers du Produit intérieur brut (PIB) et sa part d'emplois à 50 %. Enorme ! «La vente sans facture commence au niveau du grossiste qui achète des produits facturés chez l'importateur ou le producteur pour les écouler dans le circuit informel», relate, Mohamed, un commerçant, 52 ans. Pas moins de 29 commerces ont été fermés, en janvier à Oran, par les services de la répression des fraudes de la Direction de commerce (DCP), pour diverses raisons, dont notamment le défaut de registre du commerce. Le montant lié au défaut de facturation a atteint 14 millions de dinars en janvier dernier. A l'échelle du pays, près de 140.000 dossiers ont été portés devant les juridictions, l'an dernier, pour fraude commerciale. Le montant global du chiffre d'affaires des pratiques informelles qui échappent au contrôle commercial, à l'image des ventes sans facturation, est évalué, selon le ministère du Commerce, à plus de 42 milliards de dinars par an. Les services de la répression des fraudes ont fermé près de 9.000 commerces, l'an dernier, à travers le pays. Le ministère du Commerce qui se plaint d'un sous-effectif a recruté 3.500 contrôleurs et compte embaucher autant, d'ici à deux ans. Ce contingent de nouvelles recrues va permettre de doubler le nombre de contrôleurs. Mais les acteurs de l'informel s'adaptent. Dans un quartier populaire d'Oran, beaucoup de commerces activent sans aucune immatriculation. «Dès qu'un contrôleur de la DCP est repéré dans les parages, on se donne un mot de passe et les rideaux sont aussitôt baissés», témoigne Mohamed. «Une autre pratique permettant d'échapper aux contrôles consiste à ouvrir les magasins à 17 h considérant que les agents de contrôle sont hors service», indique ce commerçant. Autre segment qui emprunte souvent le circuit informel : les produits dont la date de péremption est imminente ou carrément périmés. «Les longues procédures de leur dépôt dans la décharge publique incitent certains commerçants à les livrer au secteur informel», témoigne M. Mouâd. Fraude fiscale En plus de la fraude fiscale, se traduisant par une inestimable perte des recettes publiques, l'économie souterraine fausse la compétitivité des entreprises du pays. L'informel accaparerait de plus de 40% de la masse monétaire globale en circulation. Selon la Banque d'Algérie, la masse monétaire s'est établie à près de 2.500 milliards de dinars, fin 2010, soit près de 34 milliards de dollars. Le segment informel contrôlerait, selon certaines estimations approximatives, une masse de 13,5 milliards de dollars. Selon le ministre des Finances, Karim Djoudi, le préjudice lié à l'évasion fiscale en Algérie, de janvier 2010 à juin 2011, est estimé à 110 milliards de dinars. De son côté, l'UGCAA va plus loin en situant ce manque à gagner à pas moins de 200 milliards de dinars chaque année en moyenne. L'UGCAA n'a cessé de réclamer la création de marchés permettant l'intégration de l'informel dans le circuit légal. Dans ce sens, une source de la DCP d'Oran indique que cinq marchés de proximité seront réalisés et 25 autres marchés seront réhabilités. Dans la foulée, un marché de gros sera opérationnel dès le mars prochain, affirme la même source. L'administration compte également sur le fameux projet de faire réaliser 100 locaux par commune pour absorber l'informel. A Oran, ces locaux sont «en phase d'attribution», selon une source de la DCP. Une commission qui devrait être mise en place au niveau du ministère de l'Intérieur et présidée par le secrétaire général du ministère du Commerce devra remettre des propositions visant à trouver des formules pour intégrer progressivement les commerçants dans le circuit régulier à la faveur de l'instauration d'avantages incitatifs. Mais, pour l'heure, rien n'est fait. Aussi, la mise en place, l'an dernier, d'une commission intersectorielle de lutte contre l'informel, présidée par le wali d'Oran, n'a pas pu changer la situation. Au grand bonheur des puissants barons de l'informel.