Depuis novembre dernier, les artisans boulangers montent de plus en plus au créneau pour réclamer soit l'élargissement des subventions à tous les produits intégrés dans la fabrication du pain, outre la farine, ou la révision à la hausse du prix de la baguette. Pour faire entendre leur voix, les boulangers ont brandi la menace de recourir à la grève dans plusieurs wilayas du pays, (Oran, Alger, Tizi Ouzou, Tiaret, Chlef…). Réagissant à cette contestation, le ministre du Commerce a répliqué avec empressement qu'«il n'est pas question d'augmenter le prix de la baguette». La réponse de Benbada est comme un message d'apaisement adressé aux millions d'Algériens pour prévenir par anticipation tout sentiment de colère au sein de la population, étant conscient de la symbolique de toute éventuelle hausse du prix du pain. Néanmoins, les déclarations du ministre du commerce, aussi rassurantes soient-elles, sont loin de susciter une entière satisfaction dès lors qu'elles n'apportent pas de réponses aux attentes des fabricants de ce produit, ô combien sensible et stratégique, les artisans boulangers en l'occurrence. Une virée dans les dédales des boulangeries permet de mesurer l'ampleur des coûts et des risques qui accompagnent cet aliment de base que le gouvernement veut maintenir hors de la spirale de la flambée. Mais à quel prix ? Bien qu'ils exercent dans des régions différentes du pays, les contraintes que soulèvent les boulangers rencontrés et leurs revendications sont les mêmes : hausse des prix de tous les intrants et équipements, pertes considérables, cumuls de dettes, pressions exercées par le fisc, les caisses d'assurances et les services de contrôle. Avant d'aller dans le détail des difficultés qu'ils soulèvent, les boulangers sont unanimes à estimer qu'aujourd'hui le prix de revient de la baguette de pain est d'au moins à 11 DA. Commentant la réponse du ministre du commerce réfutant toute idée d'augmentation du prix du pain, ils estiment qu'ils sont «au centre d'un problème politique dont les enjeux nous dépassent, puisqu'il s'agit du prix du pain que le gouvernement veut maintenir à son niveau actuel contre vents et marées». Dans le fond, le véritable problème est dans le fait que depuis la fixation par décret en 1996 du prix du pain à son niveau actuel, la scène économique nationale a subi des chamboulements successifs et des hausses des prix à tous les niveaux, ce qui remet en cause profondément les paramètres sur la base desquels ce même prix du pain est calculé. Avec factures ou bons de livraison à l'appui, les boulangers rencontrés cette semaine évoqueront les intrants comme la levure dont le prix est passé de 50 DA/kg en 1997 à 300 DA/kg actuellement. L'améliorant qui est vendu actuellement à 150 DA/kg n'a même pas été pris en compte lors de la promulgation du décret de 1996 relatif à la fixation du prix du pain. Farine boulangère : magouille et tricherie Mieux encore, même la farine qui est la seule matière première subventionnée au profit des boulangers n'échappe pas à certaines formes de tricherie. Au lieu de s'approvisionner directement auprès des minoteries avec lesquelles, théoriquement, des contrats de livraison doivent être signés, les boulangers doivent se rabattre sur les grossistes pour acquérir cette farine. En conséquence, le prix est soumis à des hausses conséquentes. «Sur le marché de gros, nous payons jusqu'à 2200 DA/quintal, alors que les pouvoirs publics ont plafonné ce prix à 2000 DA. Même à son acquisition directement au niveau des moulins, les minotiers exigent de la payer à 2100 ou 2150 DA/ql, mais sur la facture ce sont uniquement 2000 DA qui sont mentionnés», révèle un artisan-boulanger de la région de Tizi Ouzou. Pourtant, les unités de transformation de farine, à leur tour, sont approvisionnées en blé par l'OAIC à des prix subventionnés ne dépassant pas les 1600 DA/ql. Outre le prix, les boulangers dénoncent une fraude flagrante sur les sacs de farine. «Il y a d'abord le poids des sacs qui est souvent de 45 ou 46 kg au lieu des 50 kg mentionnés sur l'emballage. Cependant, sur le plan qualitatif, les minotiers ne livrent la farine aux boulangeries qu'après en avoir extrait la partie supérieure dite la farine fine, qui est vendue plus cher pour la fabrication d'autres produits pâtissiers», relèvera, de son côté, un boulanger de la wilaya de Boumerdès. En d'autres termes, les boulangers mettent sur le dos des minoteries toutes les incohérences qui caractérisent les circuits d'approvisionnement en farine boulangère. L'alimentation en eau, électricité et gaz constitue également un autre facteur favorisant la hausse des charges supportées par les boulangeries. Entre 1996 et 2013, la facture énergétique que supporte une boulangerie est multipliée par 5 ou 6. Autant pour l'alimentation en eau que les boulangeries payent à la catégorie de «consommateurs industriels», donc plus cher. En plus de la hausse du prix, les boulangers soulèvent la lancinante question des coupures du courant qui deviennent fréquentes notamment durant la saison estivale, ce qui engendre des pertes colossales. «Si une coupure survient pendant que le four est en marche, c'est une perte sèche de 150 baguettes, autant pour la pâte qui se trouverait dans le pétrin», regrette un autre boulanger. Interrogés sur la fameuse formule d'acquisition de groupes électrogènes dont le gouvernement a promis l'an dernier des facilités d'accès au crédit bancaire, les boulangers parlent de supercherie : «D'un côté, ce sont des coûts supplémentaires à la charge du boulanger déjà suffisamment endetté. De l'autre côté, les responsables ayant évoqué cette solution sont loin de la réalité parce qu'ils n'ont pas tenu compte du paramètre de nuisance, car il ne faut pas oublier que faire marcher un groupe électrogène, notamment durant la nuit, ne tardera pas à susciter le mécontentement du voisinage, les boulangeries étant généralement situées en milieu urbain.» Main-d'œuvre rare et chère Les contraintes liées à la gestion de la main-d'œuvre au sein des boulangeries sont multiples. D'un côté, les gérants de boulangeries soulèvent la question de l'augmentation des salaires : «En 1996, lorsque le gouvernement a fixé le prix du pain à son prix de vente actuel, le SMIG ne dépassait pas les 4000 DA ; or, actuellement, il est à 18 000 DA. Ainsi, en plus des salaires qui ont plus que quadruplé, il y a aussi les charges sociales payées à la CNAS, qui passent de quelque 1200 DA en 1996 à plus de 6000 DA/mois/ouvrier en 2012», dira ce boulanger qui avoue avoir de plus en plus de mal à couvrir les charges salariales de ses 7 ouvriers. Cependant, les boulangeries font face à un autre problème qui est celui de la pénurie de main-d'œuvre qualifiée. «Etant un métier pénible et moins rémunérateur par rapport aux autres secteurs d'activité, les jeunes s'intéressent peu au métier du boulanger. Au niveau des centres de formation, les sections relatives à notre métier sont les moins attractives», ajoute un gérant d'une autre boulangerie pour qui «l'instabilité des effectifs rend difficile leur déclaration à la sécurité sociale. Il y a des ouvriers qui préfèrent travailler à la tâche pour une moyenne de 1200 DA/jour, mais au bout d'une semaine ils s'en vont. Comment déclarer les ouvriers dans de telles conditions ? or, lorsque les services de contrôle arrivent, les sanctions sont inévitables.» Cantines et réfectoires : mauvais payeurs La phase de commercialisation du pain n'est pas non plus indemne des multiples contraintes énumérées par les boulangers. L'emballage, la livraison ou le recouvrement des créances sont des frais supplémentaires et en hausse dont se plaignent encore les boulangers. «La livraison coûte au minimum 1 DA/baguette si l'on tient compte des frais du gasoil pour le véhicule qui a subi plusieurs augmentations, sans oublier l'avènement du fameux sac en plastique, dit alimentaire, que nous achetons à 50 DA pour un paquet de 50 ou 45 sacs». Pour les boulangeries ayant eu des marchés publics pour l'approvisionnement des cuisines collectives, cantines scolaires, administrations, casernes, universités, hôpitaux, et autres, c'est une autre galère. «Tout d'abord, ils exigent un prix à 7,5 DA seulement et pour le paiement, il faudra attendre jusqu'à une année avec certaines administrations. Cependant, durant les périodes de grève, la marchandise n'est pas récupérée et c'est le boulanger qui en subit les conséquences, ce qui est fréquent notamment avec les établissements scolaires ou les universités». C'est ainsi donc qu'évoluent les divergences sur le prix du pain qui opposent ces derniers mois les boulangeries et les pouvoirs publics. Devant le refus catégorique de l'Etat quant à une éventuelle révision à la hausse du prix du pain et face aux charges insurmontables, les boulangers suggèrent une sorte de troisième voie : revoir à la hausse les subventions. C'est-à-dire au lieu de se limiter à la farine, l'Etat attribuera une subvention supplémentaire aux boulangeries pour couvrir les charges engendrées par la hausse des coûts des autres facteurs de production, à savoir la levure, le sel, l'améliorant, l'eau, l'énergie, les charges salariales et autres. Les pouvoirs publics se pencheront-ils sur cette éventualité ? Une chose est sûre, la marge de manœuvre du gouvernement est tellement mince qu'il ne peut se détourner de la contestation que couve cette crise liée au pain.