Trop tard, c'est le titre d'un recueil de nouvelles, édité chez Barzakh. Hajar Bali, son auteure, nous amène dans son univers, celui de l'écriture. -Hajar Bali, c'est un pseudonyme. Quelle en est l'origine ? Je ne voulais pas faire prendre la responsabilité à ma famille de mes dires. Et puis il existe d'autres raisons. «Bali», c'est le nom de ma grand-mère maternelle, une femme qui fut répudiée très tôt, et que ma mère n'avait jamais connue. J'avais envie, à travers ce pseudonyme, de la faire revivre. Un petit peu. Et «Hajar»… J'avais lu dans un livre d'Assia Djebar, Loin de Médine, des portraits intéressants de femmes, dont celles du prophète. Il y avait parmi elles Hajar, l'esclave d'Abraham qui lui donna un fils illégitime, Ismaël. Plus tard, j'avais lu une fois dans un autre livre, Les Versets sataniques de Salmen Rushdie, une histoire à propos d'Abraham qui avait abandonné la mère de son fils dans le désert. Hajar en question. Cette femme représente pour moi l'étape d'initiation, le fait qu'elle se retrouve seule avec son fils dans un lieu qui lui est inconnu, sans ressources. Elle subit et en parallèle elle apprend. Et on raconte que Dieu fit jaillir une source afin qu'elle ne meurt pas de soif. Elle serait, finalement, la mère de toute la nation arabo-musulmane. C'est très symbolique. -Dans la première nouvelle de Trop tard, votre personnage féminin aurait pu s'appeler Hajar ? Elle aurait pu, elle aussi, être la «première femme» ? Elles sont toutes en quelque sorte des «premières», je les fait vivre de cette manière. Elles sont des échantillons de la société. Elles… finalement, mes personnages, hommes et femmes, sont des échantillons. Et ces femmes sont «mes» premiers personnages que je cherche à présenter aux lecteurs dans mon regard sur la société dans laquelle je vis. Quand je mets le point sur un personnage, j'essaie de faire en sorte qu'il soit représentatif d'autres personnes. Ce n'est pas un concept d'universalité. Juste un personnage qui serait un mélange de plusieurs visages que j'aurais rencontrés. -Après avoir terminé ce recueil, comment vous sentez-vous ? Je suis très anxieuse, car j'ai envie de savoir. Comment c'est perçu, reçu. Finalement, je ne doutais pas que ça m'importerait de connaître les avis des uns et des autres. J'ai besoin de savoir si quelque part je ne me trompe pas. -Se tromper dans quel sens ? Tout simplement si je suis écrivain, si je suis sur la bonne voie… non pas la bonne voie… plutôt si ça intéresse. Ce que je raconte intéresse. Je pense que je suis comme ça suite à mes écritures dramaturgiques. Mes pièces, quand elles sont publiées ou quand elles sont jouées sur scène, je les vois, je vois le public. Je vois le metteur en scène s'en emparer, je ressens ces sentiments. Et avec ces nouvelles… je ne suis pas certaine d'être une personne qui sache raconter des histoires. J'ai besoin qu'on me le dise… ou pas ! -Combien de temps vous a-t-il fallu pour créer ces histoires ? Ça dépend des nouvelles, mais en tout et pour tout, il m'aura fallu 4 ans. Il y avait par exemple l'une des nouvelles qui fut créée durant une résidence d'écriture. Je me souviens avoir fait ça souvent quand j'écrivais mes pièces de théâtre. J'ai besoin de temps à moi. Et il m'est difficile d'écrire ici, à la maison. Alors quand l'occasion s'offre à moi, je quitte Alger, je deviens égoïste et je peux me consacrer à mon écriture. Et paradoxalement, ça ne m'arrive pas toujours d'écrire dans cette configuration. Alors que lorsque j'ai une commande, il m'arrive d'écrire vite et mieux. D'être en quelque sorte plus pertinente. Tout cela est paradoxal. -L'urgence vous permet d'être plus proche de votre récit, de vos personnages ? Oui, sûrement. Ça me travaille tout le temps, ce qui me permet de vivre avec eux. Alors que lorsque je prends du temps, je m'en éloigne. Mais au fond, il faut assumer le fait que je suis très paresseuse. Je devrais me fixer un rythme de travail. Je n'aime pas me lever tôt, je traîne, il faut que je me débarrasse de cette paresse. D'où peut-être les 4 ans pour finaliser ce livre. -Ce qui est étrange en le lisant, nous n'avons pas l'impression que ça vous ait pris autant de temps. Il y a eu des coupures. Des périodes où je laissais de côté le texte. J'y revenais périodiquement. -Ce n'est pas dangereux de laisser l'écrit se reposer aussi longtemps ? Oui. Je perds énormément. Il m'arrive d'avoir des idées puis… cette paresse me stoppe, me tue. Elle m'a desservie sur certains plans. J'aurais pu faire plus de choses. J'ai des textes au stade de brouillon qui traînent ici et là. Et au final, certaines des nouvelles auraient dû, selon moi, être plus fignolées. -J'ai ressenti la rupture en découvrant la troisième nouvelle de votre recueil : «La Chaussette à la main» Ce texte fut écrit d'une traite. Puis je l'ai repris par tranche. Plusieurs fois. C'est la nouvelle que j'ai le plus travaillée. Un moment, je la trouvais trop confuse. Nous avons craint, avec Selma et Maya (Selma Hellal et Maya Ouabadi des éditions Barzakh, ndlr) que les lecteurs se lassent rapidement. J'ai donc dû la reprendre en retravaillant sur le rythme. C'est peut-être ça que vous avez senti. -Dans vos nouvelles, vous évitez les paraboles, l'écriture symbolique… Je me refuse d'analyser ou de tomber dans la psychologie des choses. Je rentre dans la peau de mes personnages. Et je les laisse vivre. J'essaie à ce moment-là de raconter leur vie en tentant d'être le plus honnête possible à leur place. Ils sont honnêtes avec eux-mêmes, alors que parfois ils ne le sont pas avec les personnes qu'ils croisent. Avec eux-mêmes, ils iront jusqu'au plus profond de leurs mesquineries et finiront par s'autocritiquer pour ne pas tricher avec eux-mêmes. Je pense que nous sommes tous un peu comme ça. J'essaie d'être ces personnages… enfin, je ne sais pas trop. -Lorsque vous dessinez un personnage, vous n'avez pas l'impression qu'il souhaite se rebeller ? Oui, ça m'arrive. Tout à fait. Parfois, il m'échappe, il devient fou. Mais je ne le lâche pas. Parce que c'est moi. Et puis je peux être aussi cruelle. D'ailleurs, je reste surprise par cette cruauté que je peux dégager. -Parfois je vous trouve très ironique avec eux Oui… mais c'est eux qui le sont ou c'est moi qui le suis par nature ? -Je dirais que c'est la narratrice. Et puis vous vous donnez le droit de vous amuser avec eux… sans être méchante, sans apporter un jugement. Oui… mais au fond, je me moque de moi. Comme je vous le disais, je m'identifie complètement à tous les personnages. -Est-ce que le processus d'écriture peut vous être parfois douloureux ? Oui, surtout lorsque je raconte une histoire qui me touche personnellement, quand mes personnages me rencontrent, quand ils arrivent à s'identifier à moi, oui… là, ça devient douloureux. J'ai très envie que mes personnages soient forts. Ce ne sont pas des héros pour autant, mais j'aimerais qu'ils soient vivants. Bien vivants. -Pour vos personnages, il y a toujours comme une part de lucidité en eux. Exactement. Comme le personnage de Samir dans la première nouvelle, «Le petit pépin de pastèque», qui pensait que son épouse avait fini par se suicider. Et d'ailleurs, je lui fais dire cette phrase : «J'ai cru…». Et ces trois points de suspension sont une manière pour moi de présenter sa part de lucidité, à cet instant précis. -Vous évoquez les trois points de suspension, et à juste titre. Je trouve que vous avez un rapport passionnel avec la ponctuation. Oui, j'adore ça. D'ailleurs, je me permets des digressions avec l'utilisation des virgules. Même si je vous avoue passer un temps fou, parfois même des jours entiers à trouver le sens qui collera avec cette ponctuation. -Comme un travail de mise en scène ? Oui… Et pourtant, cette fois-ci j'ai abandonné le théâtre. -Pourquoi ? Ce que vous avez lu, c'est du ressenti, ce n'est pas théâtral, ce ne sont pas des dialogues. Juste des phrases, une ponctuation et une autre forme poétique qui s'y dégage. C'est la raison pour laquelle j'ai abandonné le théâtre pour un temps. Je ne savais pas comment, en écrivant ces nouvelles, retranscrire un sentiment intérieur. Au théâtre, il y a une sorte de tricherie. Quand j'écris une sensation de fuite, comment mettre en scène cette situation au théâtre ? Avec la nouvelle, j'expérimentais autrement le mot. -Et toutes ces expérimentations ne sont pas réellement géo-localisées. Comment ça ? -Vos récits pourraient se dérouler en France, au Mozambique, ailleurs et pas forcément en Algérie. Sauf peut-être la dernière nouvelle intitulée «Trop tard» où je reconnais Alger. C'est Alger comme ça pourrait être un autre endroit. On reconnaît la rue qui descend, vous la voyez, tout comme cette architecture, mais j'ai envie de croire que ça pourrait être ailleurs. Même si en écrivant ce récit, j'imaginais Alger sur le point d'être bombardé. Et je prenais comme exemple les bombardements de Baghdad. Aujourd'hui, que font les gens ? Doivent-ils quitter leur ville ? Ils restent ? Qu'est-ce que l'on doit faire ? De là, j'ai imaginé ma ville qui allait être bombardée. -Cette guerre que vous évoquez, pour moi elle est symptomatique du quotidien algérois. Cette guerre n'est qu'une parabole de la vie algéroise. L'interprétation est curieuse et je la comprends. Comme si vous vous imaginiez dans votre voiture, en plein embouteillage et vous saturez. Vous décidez à cet instant de tout laisser tomber et de partir. De fuir cette guerre. -Exactement ça ! J'ai déjà écrit ce genre de situation dans l'une de mes pièces de théâtre. -Mais dans cette nouvelle, «Trop Tard», vous saviez dès le début que les personnages resteraient dans cette ville. Pour moi, il était évident qu'ils restent. Je le savais. Ils restent, mais c'est aussi une forme de suicide. Ils n'ont plus rien à faire. Ils ne veulent plus combattre, ils ne veulent plus repartir pour revenir. Ils sont fatigués et préfèrent rester. -Est-ce que vos personnages arrivent à voir réellement les choses quand elles se présentent face à eux ? Pas toujours. Je crois qu'ils subissent beaucoup. -Ils se mentent parfois à soi-même ? Je crois qu'ils sont arrivés à une forme de lucidité telle, que pour eux, la vie n'est pas un voyage. Partout ailleurs, on traîne avec soi ce qu'on est et ce qu'on a enduré. Dans mon entourage, j'ai pu le remarquer. Des proches exilés et qui surmontent difficilement cette situation. Inutile, évidemment, de préciser que je ne veux pas juger. Il existe plusieurs choix possibles dans la vie et je n'ai aucun souci avec ça. D'où mon désir de dessiner des personnages qui soient complètement honnêtes avec eux-mêmes. Mais dans leur comportement social, ils peuvent être menteurs.