La place de la Grande Poste s'est transformée en patinoire. Hier encore, un écran géant surmontait les marches de la placette pour permettre de voir le match de la finale de la Coupe du monde de football en plein air. Comme dans un amphithéâtre, les regards fixaient l'écran, attentifs comme si l'absolution allait s'extirper de la façade. Hier un amphithéâtre, aujourd'hui une patinoire ? C'est que le coup de boule de Zidane a provoqué une réaction incontrôlée de l'ensemble du public : des crachats ! Les hommes, jeunes, vieux, les enfants et les quatre femmes qui assistaient au match à la Grande Poste, juste en dessous d'un groupe d'hirondelles, ont connu l'irrésistible pression de la salive à l'intérieur de la bouche. Pour certains, la pression était si forte à ce moment crucial où l'arbitre a tiré son carton rouge qu'il a fallu dégager la salive vers l'extérieur. Et le dégoût si grand que c'est par propulsion que la salive s'est extirpée. Certains se sont étranglés en ravalant leur crachat, honteux de laisser sortir la substance gluante. D'autres, avec une retenue tardive, ont laissé le crachat dégouliner sur le coin de la bouche. Et le coup de boule ! Subitement, lorsque Zidane s'est dirigé pour foncer tête baissée sur le joueur italien, des centaines de têtes se sont baissées à la Grande Poste, devant l'écran géant, pour se diriger vers le vide, mais en totale solidarité avec Zizou. Une placette transformée en patinoire depuis l'ampleur des crachats qui jonchent le sol la nuit dernière. On ne supporte personne ouvertement dans les rues d'Alger. Les cafés sont bondés. Les téléviseurs sont sortis du magasin lorsque l'espace le permet et placés en axe central dans la rue, sur un trottoir, devant des tables de supporters. A Bab El Oued, vers El Kettani, un café recouvert de natte de paille est empli d'hommes debout ou assis devant un téléviseur. A moins de vingt mètres de là, les femmes ont profité de la douceur d'une soirée où la lune offre une face joviale pour sortir les enfants au manège. Un train électrique tourne et des enfants piaillent de joie. Les rues sont désertes. C'est la prière d'El Maghreb et les retardataires accourent faire leur prière à la mosquée. Un avant-goût du Ramadhan. Vides au moment de rompre le jeûne, les rues retrouveront leur brouhaha et la cohue lorsque les ventres seront remplis et les esprits rassérénés. Les femmes qui ne déambulent pas en toute tranquillité dans les rues d'Alger sont, pour certaines, devant leur poste de télévision. Le football, elles n'en ont que faire. En temps normal. Mais la Coupe du monde, ça ne se discute pas. Certaines se sont même prises au jeu et supportent ouvertement dans l'enceinte de la maison une équipe de joueurs. La France généralement. Pas pour les beaux yeux de Zidane, tenteront-elles de faire croire à leur époux, juste parce que c'est un Algérien… D'ailleurs, quatre femmes accompagnées d'un homme sont debout derrière les marches de la Grande Poste, les yeux plantés sur l'écran géant. Par pudeur, elles ne manifestent pas ouvertement leur préférence, mais un tressaillement les trahi lors de la série de tirs au but. Ainsi, les supporters n'affichent aucune couleur. « Viva Italia ou Viva Zizou ». « Vive la France » : jamais. La France reste l'ancien colonisateur. Quand on supporte la France, c'est pour Zidane, parce qu'il est d'origine algérienne. Ou pour Ribéry que certains prénomment Billal lorsqu'il apparaît sur l'écran. Pas de banderoles à la Grande Poste, ni de front barré aux couleurs d'une équipe ou d'un pays. Ni drapeau ni tenue vestimentaire. Interrogés, des jeunes prétendent qu'ils supportent celui qui offrira les meilleures prestations. Pourtant, à chaque tentative loupée de la France ou de l'Italie, des cris fusent et défient le groupe d'hirondelles qui tournoie au-dessus. Trois hommes parcourent les estrades pour proposer du thé bouillant. Mais silencieusement, d'un geste de la main, car les spectateurs sont sur la sellette. L'égalité du match met les spectateurs sur des charbons ardents. Certains se rongent les ongles, d'autres gesticulent dans tous les sens. ça dure depuis trop longtemps, il va falloir qu'une équipe marque. L'égalité tient en haleine. Hitchcock avait raison de préférer le suspense à l'action. Le coup de boule vient agrémenter le match d'une attente trop longue. « C'est bien fait. L'Italien a dû lui insulter sa mère », murmure-t-on entre les marches. Mais quelle déception. Sportif ou pas sportif, le geste n'est pas mal jugé à la Grande Poste. Les spectateurs sont juste déçus de perdre le joueur. Celui-là même qui les tenaient en haleine, car même quand on supporte l'Italie, on n'a d'yeux que pour Zizou. On ne veut pas le voir sortir du terrain. Comme si le match n'avait plus aucun sens si le joueur n'apparaissait plus sur les écrans. Aussi, lorsque l'Italie remporte la coupe, tout le monde applaudit à l'unisson. Parce que Zizou n'est plus là, plus aucune raison de soutenir l'équipe française. Un pays qui n'hésitera peut-être pas demain à critiquer le geste sans lui trouver de circonstances atténuantes. Puis la raison essentielle qui réunit ce beau petit monde est de faire la fête. Les pétards et les feux d'artifice fusent dans le ciel étoilé de la Grande Poste. Le groupe d'hirondelles a fui. La petite frappe vient de se rendre compte qu'il a loupé l'occasion de commettre quelques vol à la tire ou de piquer quelque poste radio sans avoir à craindre d'être surpris. Le voleur comme le potentiel volé étaient trop pris dans le match. Des voitures circulent et klaxonneront jusque tard dans la nuit. Zizou ou pas Zizou, c'était un beau match. Une belle finale qui a contenté l'ensemble des spectateurs et aura réuni près d'un milliard six cents millions de téléspectateurs.