Jusque vers midi, peu de gens étaient au courant de ce qui s'était passé dans la nuit du 18 au 19 juin 1965. 19 juin 1965-19 juin 2015. Cinquante ans. Cette date rappelle aux Algériens, toutes générations confondues, une des pages sombres de l'Algérie post-indépendance. C'est l'anniversaire du deuxième coup d'Etat dans la vie d'une très jeune nation, après celui perpétré contre la légitimité du GPRA signataire des Accords d'Evian qui ont débouché sur l'indépendance du pays, après 130 années de colonisation et sept ans de guerre de Libération. Il s'agit du coup de force perpétré par le colonel Houari Boumediène et son équipe — dont Abdelaziz Bouteflika, actuel président de la République — contre leur ex-allié, Ahmed Ben Bella. Deux coups d'Etat en moins de trois ans, qui ont installé le pays dans une permanente confiscation de la volonté populaire. Que s'est-il passé ? Pourquoi les responsables de l'armée des frontières et le clan d'Oujda ont-ils décidé de prendre entièrement le pouvoir et de ne plus se cacher derrière leur «ami» Ahmed Ben Bella ? Il faut dire, d'emblée, que le putsch s'est déroulé en douce. Tellement dans le calme que les gens, à l'époque, ont cru assister à une production cinématographique. Les témoignages existants le confirment. Quelques jours avant le renversement d'Ahmed Ben Bella, le réalisateur italien, Gillo Pontecorvo, tournait un film sur la Bataille d'Alger. Du coup, le déploiement des militaires et des chars, découverts dans la matinée du 19 juin par les habitants d'Alger, n'a pas éveillé les soupçons. «J'ai cru que c'était du cinéma», se rappelle un journaliste. Les Algérois pensaient la même chose : «On était habitués aux chars de Pontecorvo. Sauf que ce coup-ci, c'étaient des vrais...» Jusque vers 12h, peu de gens était au courant de ce qui s'est passé dans la nuit du 18 au 19 juin 1965. Les émissions habituelles de Radio Alger ont été remplacées par de la musique militaire, entrecoupée par la diffusion de communiqués en boucle en arabe et en français. Ainsi, le président déchu, adulé en 1962, y est qualifié de «despote» et de «tyran». Ce n'est qu'à 12h05 que le putschiste en chef, Houari Boumediène, intervient, dans un message radiodiffusé, pour annoncer la création d'un Conseil de la Révolution qui assume tous les pouvoirs. L'accélérateur du putsch ! Ce coup d'Etat était en préparation depuis déjà quelque temps. Ayant senti leur fin venir, Boumediène et son clan avaient déjà entamé la préparation minutieuse de leur plan. Mais Ben Bella voulait les prendre de court. En vain. N'osant pas s'attaquer directement au colonel Boumediène, il a voulu réduire l'influence de son clan au sein du gouvernement. C'est ainsi qu'il a provoqué la démission d'Ahmed Medeghri, ministre de l'Intérieur, avant de pousser Kaïd Ahmed à renoncer au ministère du Tourisme. Lors d'un remaniement ministériel en décembre 1964, il réduit considérablement les attributions de Cherif Belkacem, un des membres du «clan d'Oujda», ministre de l'Orientation qui a sous son autorité l'Information, l'Education nationale et la Jeunesse. Déjà chef de gouvernement et secrétaire général du FLN, Ahmed Ben Bella s'attribue aussi les portefeuilles de l'Intérieur, des Finances et de l'Information. Un superpouvoir qui n'a fait que provoquer la colère de ses adversaires. Mais son sort a été scellé après qu'il ait osé s'attaquer à l'un des poulains de Boumediène, Abdelaziz Bouteflika, qui était alors ministre des Affaires étrangères. En effet, le 28 mai 1965, alors que le colonel Boumediène représente l'Algérie à la conférence des chefs de gouvernement arabes au Caire, Ben Bella annonce qu'il retire à Abdelaziz Bouteflika son portefeuille de ministre des Affaires étrangères. Ce dernier s'affole et provoque l'accélération du coup d'Etat ; il alerte aussitôt Boumediène qui accourt à son secours. A son arrivée à Alger, Boumediène réunit ses compagnons, auxquels se sont joints des officiers de l'armée des frontières — Tahar Zbiri, Saïd Abid, Ahmed Draïa, Salah Soufi et Abdelaziz Zerdani. L'«assemblée» se prononce alors pour le renversement de Ben Bella. Le «tyran» La préparation de l'opération s'est faite sans éveiller les soupçons du concerné. Comme le montrent certaines images rares de l'époque, Ahmed Ben Bella qui était en visite, le 18 juin, dans l'Oranais, ne se doutait de rien. Le soir même, il reçoit une visite particulière à la Villa Joly. Il s'agit de celle du chef d'état-major de l'ANP et de la Sécurité militaire, le colonel Tahar Zbiri, accompagné par Ahmed Draïa (directeur de la Sûreté) et Saïd Abid (commandant de la 1re Région militaire du Grand-Alger). Le trio frappe à la porte d'Ahmed Ben Bella à 1h30 et le réveille sans ménagement en le pressant de s'habiller. «Au nom du Conseil de la Révolution, j'ai ordre de vous arrêter sous l'inculpation de haute trahison», lui lance Tahar Zbiri. Alors qu'ils fignolent le coup d'Etat en emmenant, dans une voiture noire, Ahmed Ben Bella vers une destination inconnue, leur chef, Houari Boumediène, attend patiemment dans son quartier général. Tahar Zbiri, qui réalise ainsi avec succès son premier coup d'Etat, l'appelle au téléphone : «Mission accomplie.» A l'aube, Houari Boumediène se réveille dans la peau du chef d'Etat. Et il ne rencontre pratiquement aucune opposition. Ahmed Ben Bella, lui, reste en prison quinze ans durant, avant d'être libéré au début des années 1980. Ce dernier est présenté alors comme un «tyran». «Les événements qui viennent de se dérouler et qui se sont déroulés le 19 juin 1965 sont une affaire strictement intérieure. Qu'y a-t-il de changé, sinon la destitution d'un homme. Il a bouffé tout le monde (…). Il lui fallait progressivement liquider tous ceux qui, de près ou de loin, constituent les forces saines de la nation. Il a mis tout le monde, toutes les institutions (…) au frigidaire pour régenter l'Algérie», disait Kaïd Ahmed lors de sa première conférence de presse après le putsch.