Qu'il soit public ou privé, l'entrepreneuriat ne saurait prendre racine et se développer dans une société qui ne valorise pas ses entrepreneurs et adopte à leur égard une attitude de méfiance, voire même de suspicion sur le bien-fondé moral de leurs réussites. Cette perception négative de l'entrepreneur, notamment privé, se retrouve malheureusement au niveau des autorités politiques et administratives algériennes, qui ont de tout temps accordé un intérêt particulier au secteur public, les entreprises privées étant, dans le meilleur des cas, reléguées à la périphérie de l'économie étatique, généralement dans des tâches de sous-traitance et de services. Fortement imprégnés de cette mentalité étatiste héritée de l'ère socialiste, les algériens, autant que leurs dirigeants, continuent aujourd'hui encore à avoir une conception étriquée du secteur privé, qui les pousse à percevoir les propriétaires d'entreprises non pas comme des créateurs de richesses, mais comme des délinquants potentiels que l'Etat doit placer sous constante surveillance. En faisant constamment entrave à l'initiative privée, cette «étatisation» de l'économie empêchera les entreprises algériennes de fonctionner comme des firmes autonomes, selon des règles de management universelles. Souvent victimes d'ingérences politiques et administratives, elles sont ainsi maintenues en état de dépendance, voire même de vassalité permanent et ce, en totale contradiction avec l'article 37 de la Constitution de 1989 qui leur accorde l'entière liberté de commerce et d'industrie. Cette entrave qui, dans de nombreux cas, prend la forme d'un refus d'accorder aux entrepreneurs le statut valorisant de créateurs de richesses, fera des patrons d'entreprises des acteurs de seconde zone que les pouvoirs publics ne prendront même pas la peine de consulter sur des projets de loi ou des stratégies de développement qui les concernent. Une rétrospective des événements subis par les entrepreneurs privés algériens depuis l'indépendance apporte en effet la preuve que ces derniers n'ont jamais fait bon ménage avec les autorités qui ont présidé aux destinées du pays, ni même avec la population algérienne dont l'opinion a été forgée par le discours socialiste. On se souvient qu'aux premiers jours de l'indépendance déjà, le premier président algérien avait publiquement menacé «d'envoyer au hammam» les quelques entrepreneurs algériens en activité, qualifiés de «gros bourgeois» et que c'est précisément à cette période que de nombreux industriels avaient pris le chemin de l'exil après que leurs entreprises aient été nationalisées sous prétexte, du reste jamais prouvé, de collaboration avec la France coloniale. «Oligarques» Le système socialiste qui s'installera de 1965 à la fin des années 70' consacrera clairement, à travers la Charte nationale de 1976, l'exclusion du «privé exploiteur» des centres du pouvoir et sa mise à la périphérie d'un secteur public économique hégémonique, auquel est volontairement accordé le statut de service public qui lui confère un surcroît de considération sociale et le bénéfice d'une protection particulière de l'Etat. La Charte en question stipule on ne peut plus clairement que «l'Etat socialiste organise la production et la répartition du produit national et s'affirme ainsi comme l'agent principal de la refonte de l'économie et de l'ensemble des rapports sociaux». Présentée comme une classe sociale porteuse de tous les périls pour le projet socialiste que le pouvoir en place promettait d'édifier, la représentation de la place du secteur privé dans la société ne pouvait, à l'évidence, être que négative. Un des passages de la Charte nationale stipulait en effet, de manière on ne peut plus tranchée, qu'«à aucun prix l'Etat ne doit contribuer à créer, comme cela s'est fait dans les autres pays, une base industrielle au profit de la bourgeoisie locale qu'il se doit de limiter par des mesures appropriées». La messe anti-libérale que perpétuent aujourd'hui encore les partis politiques d'extrême gauche en qualifiant sans discernement tous les entrepreneurs privés algériens d'«oligarques» est ainsi dite. Le débat exclusivement en faveur des entreprises publiques sur lesquelles doit désormais reposer le devenir économique et social du pays fut ainsi abusivement tranché avec toutes les conséquences qui se ressentent encore aujourd'hui. Pour une large partie de l'opinion publique et de certains leaders d'opinion, tous les patrons ont pour détestables caractéristiques d'avoir accumulé abusivement leurs fortunes, d'être proches de certains cercles influents du pouvoir et pousser le pays vers l'ultralibéralisme. Le développement économique et social devient l'affaire exclusive de l'Etat, de ses technocrates et de ses entreprises. Longtemps exclus de l'accompagnement bancaire, les opérateurs privés n'ont pu compter que sur leurs propres fonds et, bien entendu, sur les privilèges qu'ils peuvent, quelquefois, tirer de leurs réseaux de connaissances personnelles. Elevées au rang d'entités dominantes bénéficiant de soutiens politiques et financiers de l'Etat, les entreprises publiques sont devenues au fil du temps l'épine dorsale de l'économie algérienne. Portées à bout de bras par le Trésor public durant toute l'ère socialiste, elles continueront à bénéficier du privilège de l'infaillibilité grâce aux soutiens constants et multiformes que leur apportera l'Etat même paré leur transformation en sociétés par actions (EPE/SPA). Les quelque 3000 entrepreneurs privés qui avaient survécu durant la période de chasse à la «la propriété exploiteuse» étaient contraints de «raser les murs» en assurant discrètement le fonctionnement de leurs unités en mettant, notamment, à profit les dysfonctionnements des sociétés nationales. Nouvelle génération de managers Bien que les réformes économiques et sociales de 1988 aient beaucoup contribué à l'amélioration du sort du secteur privé, il n'en demeure pas moins qu'une certaine hostilité persiste, aujourd'hui encore, à son égard. L'hostilité aurait même tendance à s'exacerber, voire même à tourner à la discrimination, parfois même entre les entreprises privées elles-mêmes, au gré des intérêts et partis pris de certains cercles du pouvoir. Si elle s'est quelque peu atténuée aux premières années de la mise en œuvre des réformes économiques, la tendance de nos gouvernants à s'approprier l'exclusivité des choix économiques en faisant fi de la concertation avec les entrepreneurs et les syndicats patronaux reste encore vivace aujourd'hui. Quand le gouvernement prend la peine de les définir, les objectifs économiques du pays et les rôles assignés aux opérateurs publics et privés sont généralement concoctés en vase clos par des fonctionnaires qui ne prennent même pas la peine de consulter les acteurs concernés en premier chef par les décisions qui seront prises. Lorsque ces dernières tournent, comme c'est malheureusement souvent le cas, à l'échec, leurs auteurs n'hésitent pas à en imputer la responsabilité aux chefs d'entreprise jugés incompétents et rétifs au changement, à l'insaisissable nébuleuse bureaucratique, ou à l'archaïsme de la société algérienne. Aucun des fort nombreux gouvernements qui ont présidé aux destinées du pays n'a, à notre connaissance, eu le courage d'assumer ses erreurs et, encore moins, réparer les préjudices subis, notamment par les entreprises privées, celles relevant du secteur public étant, comme on le sait, certaines d'être remises à flot par le Trésor public. Les réformes économiques mises en œuvre dans les années 1990 permettront aux entreprises privées d'émerger en nombre, avec à la clé l'apparition d'une nouvelle génération de managers porteurs de modernité et d'espoirs pour le développement économique et social du pays. Cette reconnaissance sociale a, en effet, permis au champ des élites économiques, autrefois réduit aux seuls dirigeants des entreprises publiques, de s'élargir à la faveur de la prise en charge de nouveaux créneaux d'activité. L'émergence de ces nouvelles élites qui s'est opérée en même temps que le pays s'ouvrait au pluralisme politique, syndical, médiatique et autres fera consensus et durera jusqu'au milieu des années 2000, qui verra apparaître de sérieuses remises en cause en matière d'avancées démocratiques et des revirements spectaculaires en termes de politique économique. En même temps que les partis d'opposition, les syndicats autonomes et les journaux indépendants commençaient à subir des entraves, des discours discriminants accusaient les entrepreneurs privés de s'être détournés des activités productives pour ne s'intéresser qu'à celles, autrement plus juteuses, du commerce et, plus gravement encore, de la revente en l'état de produits importés. Bien que naufragée (plus de 800 EPE étaient en situation de faillite à la fin de l'année 2010), l'entreprise publique est subitement redevenue la panacée pour renouer avec la croissance industrielle. Le patriotisme économique est alors mis en évidence à coups de renforts médiatiques pour justifier la nécessité de remettre à flot, quel qu'en soit le prix, des entreprises publiques irrémédiablement déstructurées et, de surcroît, inaptes à la compétition commerciale. Certaines dispositions de la loi de finances complémentaires pour l'année 2009 et celle de l'année 2010 ont, à l'évidence, été promulguées pour donner corps à cette nouvelle vision économique qui légitimera une sorte de primat du secteur public sur le secteur privé qui fera à nouveau ressurgir le sentiment de suspicion, en réalité jamais dissipé, envers les entrepreneurs privés. La méfiance ainsi réinstaurée se traduira sur le terrain par davantage d'obstacles bureaucratiques, des contrôles tatillons et des discours politiques défavorables à leur encontre. Une origine suspecte des capitaux Depuis que certains hommes d'affaires favorables au quatrième mandat du président Bouteflika ont pris le contrôle de la puissante organisation patronale, le Forum des chefs d'entreprises (FCE), la perception des pouvoirs publics à l'égard de certains entrepreneurs semblent être plus favorable et les nombreuses concessions obtenues ont à l'évidence stimulée le privé, même si de nombreux patrons estiment n'avoir absolument rien gagné de ce rapprochement avec le pouvoir en place. Mais en dépit de cette légère éclaircie de circonstance, la perception de la classe politique et de la société algérienne reste globalement négative à l'égard du patronat. A l'exception de certaines formations proclamant ouvertement leur penchant pour une économie franchement libérale, l'écrasante majorité des partis politiques n'a, en effet, jamais été aussi hostile aux patrons qu'au cours de ces dernières années. Certaines formations politiques, à l'instar du Parti des travailleurs (PT), ont été jusqu'à revendiquer la renationalisation des entreprises privatisées et la fermeture du crédit bancaire aux entreprises privées. Louer les mérites d'un privé dont la réussite entrepreneuriale est pourtant évidente est ainsi devenu un exercice périlleux pour les journalistes et les observateurs de la scène économique algérienne, tant les contradicteurs sont nombreux et souvent même agressifs quand on s'aventure dans des propos qui lui sont favorables. Ces derniers opposeront à ceux qui défendent les entrepreneurs privés des arguments fallacieux en se basant sur des constats impossibles à vérifier, prouvant l'origine suspecte de leurs capitaux, les appuis et avantages indus dont ils bénéficient, leurs accointances avec de hauts dignitaires du régime et bien d'autres griefs, vite abandonnés, dès qu'on exige la preuve du bien-fondé de leurs propos. La perception ambiante est ainsi basée sur l'idée qu'en Algérie personne ne peut réussir en affaires s'il ne bénéficie pas des largesses et protections d'un ou plusieurs dignitaires du régime en place. Cette image détestable exacerbée, il est vrai, par les avantages indus dont bénéficient ouvertement certains oligarques proches du pouvoir, continue aujourd'hui encore à coller, souvent injustement, à la peau des entrepreneurs privés algériens.