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Pr Belkacem Mostefoaui : " Il y a une déstructuration de l'espace médiatique algérien depuis l'arrivée des télés offshore"
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Publié dans El Watan le 11 - 08 - 2016

L'enlèvement puis la mort de la petite Nihal Si Mohand a remis au goût du jour le phénomène de l'enlèvement des enfants mais aussi a servi de test pour les médias dont certains ont rejoint les réseaux sociaux dans la course effrénée vers le scoop en balayant les règles primordiales de journalisme. Dans cet entretien pour Elwatan.com, Belkacem Mostefaoui, Directeur du laboratoire de recherche Médias, usages sociaux et communication / MUSC à l'Ecole nationale supérieure de journalisme (ENSJSI) à Alger décrypte la situation.
D'abord, en tant que spécialiste des médias, comment évaluez-vous le traitement consacré par les médias, tous supports confondus, à la disparition de la petite Nihal ?

Autant il est légitime et sain qu'une nation soit informée le mieux possible, et dans les meilleurs délais, sur les questions les plus actuelles et importantes de son existence, autant une certaine nausée peut se dégager d'un traitement médiatique sensationnaliste administré à des faits de cette actualité. Je note deux principaux faits dans le cas de la disparition de la petite Nihal. D'une part des usages amplifiés des réseaux sociaux ont brutalement déstructuré les paramètres de médiatisation en cours jusque-là dans le pays ; d'autre part une forte tentation des télés commerciales offshore ciblant le pays à suivre et reproduire « à l'aveugle » les contenus des commentaires balancés sur les réseaux. L'affaire étant complexe – et d'abord dans le déroulé de l'enquête par les services de sécurité (dont on observe des moyens colossaux engagés et une détermination d'élucider l'affaire), forcément les éléments réels d'information en mesure d'éclairer l'opinion publique sont très minces. L'agence officielle de presse APS, et les quotidiens de droits privés sérieux s'en tiennent, à juste raison, aux informations vérifiées.
Le journalisme c'est ça d'abord : offrir à ses auditoires les plus éclairantes infos vérifiées. Et dans le cas particulier de violences faites aux enfants, les médias sont soumis moralement aux réserves les plus strictes de respect de valeurs humaines qui fondent la vie en société. La recherche effrénée du prétendu scoop est, je le rappelle, synonyme de nausée subséquente à voir livrer en pâture de voyeurisme des images morbides. Dans l'incommensurable magma de communication/tchache en cours dans les réseaux sociaux, des pratiques souvent dangereusement débridées, car gonflées par l'anonymat, une simple photo, des noms, des mots, viennent à métastaser en rumeurs concurrentielles de l'information vérifiée. Une régulation efficace des réseaux sociaux est quasiment impossible, même si beaucoup de pays développés ont mis en place des dispositifs pour contrer la cybercriminalité – et à bien des égards des rumeurs entravant le cours d'une affaire d'investigation de justice en relèvent.
La responsabilité des télés commerciales offshore dans le suivisme de la production de communication dans les réseaux sociaux est à étudier, examiner et juger par les instances compétentes. Et là j'observe que dans son premier communiqué d'existence (le 9 août) l'Autorité de régulation du domaine, ARAV, a manqué de hauteur et d'autorité, se défaussant déjà de de ses responsabilités face à des télés commerciales déterminées à contrevenir à tout principe de régulation du métier.
Durant plusieurs jours, les réseaux et certains médias ont véhiculé des rumeurs et des informations erronées annonçant la mort de la petite Nihal et même racontant dans le détail sa mort. Est-ce que la course vers le scoop a malheureusement primé sur la dignité de l'enfant qui n'a pas été prise en considération ?
De fait cette tentation de faire feu de tout bois, de jeter en pâture les images les plus sensationnalistes pour capter les pulsions de morbidité de certains publics n'est bien sûr pas d'invention algérienne. Le percutant film de Bellochio « Viol en première page » en a expressivement rendu compte pour la presse des années 70' dans les pays occidentaux. Via Internet, les nouveaux médias démultiplient à l'infini les capacités et recettes de fabriques des rumeurs : longs feuilletons, combinaisons du son/image/écrit, réactivité, etc. Tous les ingrédients pour une rumeur plus vraie que la vérité…
En ressort fondamental carbure pour la production et la propagation de ces rumeurs morbides, notamment pour les télés commerciales, une marchandisation effrénée : l'audimat de réactivité et sms envoyés est utilisé en argument de vente de spots de pub.
Dans cette logique de production, les principes d'éthique élémentaires sont ignorés. La petite Nihal, chez ces « éditeurs » et « journalistes »-là entre dans une seconde vie : celle d'une proie propice à capter les réflexes les plus déshumanisés.
Depuis la disparition de la défunte Nihal, certains médias (pour ne pas dire l'écrasante majorité) ont pratiquement calqué le contenu du réseau social Facebook qui a totalement « adopté » cette affaire. Les médias ont-ils finalement perdu la capacité de forger et d'orienter l'opinion publique pour être eux même guidés par la tendance des réseaux sociaux ?
Au début de l'entretien, je disais que nous assistons comme à une déstructuration de l'espace médiatique algérien, notamment depuis 2012 avec l'arrivée des télés offshore. Dans la forme la quantité d'infos /commentaires/ rumeurs a été gonflée à l'infini. Dans le fond, avec une connectivité fulgurante de la société vers Internet, dans ce magma il est de plus en plus en plus difficile de faire le départ entre l'information et la communication/rumeur. Médias traditionnels, les télés commerciales calquent leurs modes opératoires de production sur les réseaux sociaux. La précipitation de l'attrait du scoop leur interdit objectivement le respect des règles du journalisme. Usines de contenus les plus sensationnalistes (et à bas prix de revient), elles s'installent en superettes d'images télévisuelles.
Les pouvoirs publics des nations vivant sous Etat de droit sont mis en situation de conforter et respecter des instances de régulation des médias. Médias, Etat et instances de régulation ont la responsabilité en partage de conforter l'émergence et le développement d'un espace public démocratique, respectueux de valeurs humaines. Et notamment de protection absolue de l'enfance. Le premier communiqué de l'ARAV nous renseigne froidement que cet horizon demeure lointain pour l'Algérie.
Est-ce qu'à votre avis, une réflexion sur le traitement médiatique de la violence à l'égard des enfants doit être faite ?
C'est bien sûr une question capitale ; et je vous en remercie. Une réflexion élargie sur ce chancre des rumeurs qui métastase dans les médias, sous diverses formes est indispensable. Divers organismes nationaux, dont le ministère de l'Education, doivent s'y sentir impliqués moralement, et réagir. Les associations de défense de l'enfance aussi. Une éducation conséquente aux usages des réseaux sociaux doit être mise en chantier ; notamment en ce qu'ils charrient de rumeurs et déviances. Dans le cas des déversoirs constitués par les télés offshore, fondamentalement, à l'image d'une eau polluée déversée massivement vers tous les foyers d'un pays, le traitement de dépollution radicale ne peut se pratiquer qu'au niveau de la source même. Quel degré de conscience de cela en ont les membres de l'ARAV, et quelles sont leurs réelles capacités d'intervention ?


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