Par Mohamed Cherif Amokrane Enseignant et stratège en communication En éliminant les frontières, au sens conventionnel, le numérique est devenu un enjeu stratégique des plus déterminants dans les rapports de force entre les nations. La souveraineté nationale, en tant que concept, a perdu énormément de sa substance. Le monde a dormi durant deux décennies (au moins), laissant quelques puissances dévorer la planète numérique. De la souveraineté à la souveraineté numérique Selon le Larousse, la souveraineté est un «pouvoir suprême reconnu à l'Etat, qui implique l'exclusivité de sa compétence sur le territoire national (souveraineté interne) et son indépendance absolue dans l'ordre international, où il n'est limité que par ses propres engagements». Dans les systèmes dits démocratiques, la souveraineté est collective, du moins en théorie, puisque l'Etat exerce son «pouvoir suprême» selon la volonté de la majorité. Les avancées technologiques ayant produit le monde numérique que nous connaissons ne nous permettent plus de nous contenter de cette définition. Pierre Bellanger, qui est considéré comme le premier à avoir tiré la sonnette d'alarme concernant la souveraineté numérique, la définit comme «la maîtrise de notre présent et de notre destin tels qu'ils se manifestent et s'orientent par l'usage des technologies et des réseaux informatiques» (Les Echos – 2011). Plus globalement, la souveraineté numérique est évoquée lorsque les acquis de la souveraineté au sens conventionnel sont menacés par des usages ou des technologies en rapport avec le numérique. Il ne faut pas s'étonner que la sonnette d'alarme ait été tirée par un Européen. La théorisation et la définition du concept ne pouvaient venir que de la part des «victimes» (L'Algérie en fait partie) dont la souveraineté se trouve menacée. La question du territoire numérique P. Bellanger, que nous venons de citer, fonde sa définition de la souveraineté numérique sur trois ingrédients : un territoire dont les détenteurs (peuple et Etat) exercent une volonté collective dans le cadre d'une loi commune. A ceux qui contestent cette définition par l'absence de frontières dans le monde du web, P. Bellanger rétorque que le territoire numérique est incarné dans le tandem individus/données : qui connaît les premiers et exploite les secondes, possède un territoire sur le web. Pascal Picq, de son côté, pose des questions intéressantes en se référant à la vision des Anglo-Saxons quant à la maîtrise des réseaux (au sens traditionnel) : «Plutôt que de prendre les territoires, ils ont maîtrisé les réseaux, c'est-à-dire les océans, selon le concept de ‘‘terra nullius'' (territoire sans maître)[…]. Selon ce principe, on décide d'investir un territoire, c'est-à-dire de proclamer sa souveraineté sur un territoire, en prétendant qu'il n'y avait pas d'humains auparavant […]. Ce concept de terra nullius mérite réflexion. Par exemple, les objets célestes sont considérés comme terra nullius. Du point de vue du droit, tout cet espace de la Toile peut-il être investi de cette notion de terra nullius comme l'est encore l'Antarctique aujourd'hui ?» (n°1 des Cahiers de la souveraineté numérique). La performance comme seule garantie de l'intégrité territoriale numérique Le principe du «Territoire sans maître» est intéressant lorsqu'on constate l'état des lieux : les pays qui dominent sont les premiers à avoir investi en force dans le numérique, à leur tête bien sûr les USA. Mais à notre avis, il s'agit là d'une corrélation et non d'une causalité. Contrairement aux océans et aux planètes, la détention d'un territoire numérique n'est jamais définitive, elle ne se préserve pas par la force juridique, mais par la compétitivité. Cela veut dire qu'on ne reste maître d'un territoire qu'en restant compétitif. Rappelons-nous tous les sites et plateformes aujourd'hui disparus : Caramail, Lycos, Altavista, Skyblog, Myspace…et plus récemment Viadeo que Le Figaro vient de racheter. Toutes ces plateformes possédaient un territoire, du moment qu'elles profitaient de la connaissance des utilisateurs et disposaient de leurs données. Mais à partir du moment où elles ont perdu leur compétitivité, elles ont été contraintes à céder les territoires précédemment acquis. Sur le web, ne pas posséder un territoire c'est ne pas exister. Toutefois, il faut garder à l'esprit que les données à elles seules ne suffisent pas, il faut pouvoir les traiter et les exploiter efficacement. C'est pour cela que les grandes puissances numériques, USA, Chine, Corée du Sud, Etat sioniste… livrent une véritable guerre d'algorithmes. La souveraineté numérique algérienne Pour nous, tout reste à faire en matière de souveraineté numérique. Un grand paradoxe réside dans le fait que plus nous investissons dans l'infrastructure et le matériel technologique, et plus nous cédons de territoires numériques. Car lorsque l'internaute algérien s'équipe en connexion internet, il l'utilise pour rendre les Google, Facebook, Youtube, Apple, Microsoft…toujours plus forts. Continuellement, ces mastodontes élargissent l'écart par rapport à nous, ils connaissent de plus en plus notre peuple et utilisent leurs «butins» dans les domaines économique, politique, social, culturel… La situation est plus inquiétante lorsqu'on sait que l'Algérie est l'un des pays où les études, les chiffres, les statistiques manquent énormément à la décision stratégique, nous fonctionnons trop souvent à l'intuition ! Est-ce que cette situation doit nous pousser à freiner notre ouverture sur le monde à travers les nouvelles technologies ? Certainement pas. Les conséquences seraient catastrophiques, nous ne pouvons pas sortir de l'histoire du monde, notre survie en dépend. Mais tel qu'expliqué plus haut, notre souveraineté dépend de notre performance ; de ce fait, deux projets doivent être construits en parallèle : d'un côté, l'accès aux nouvelles technologies, les pouvoirs publics et les opérateurs économiques y travaillent déjà, de l'autre, une politique de performance, c'est l'enjeu d'un futur pas aussi lointain qu'on pourrait s'imaginer. Ceci étant dit, il faut mettre en garde contre une erreur fatale : confier la mission de la performance uniquement aux pouvoirs publics. Si les USA sont aujourd'hui la plus grande puissance numérique au monde, c'est avant tout grâce à des startups devenues plus fortes que certains Etats développés. Conclusion Nous n'avons pas parlé dans cette modeste contribution du rôle que le citoyen doit jouer en tant que premier acteur de la souveraineté numérique, ni de la sensibilisation dont il doit bénéficier. Nous n'avons pas non plus évoqué la sécurisation de nos infrastructures vitales et de nos sites institutionnels. Tous ces aspects et d'autres peuvent être placés sous la stratégie de performance. Mais rappelons un fait important : la plupart des pays, y compris les plus développés, ne sont pas encore armés pour conquérir des territoires numériques ou reprendre les leurs. L'Algérie ne fait pas exception dans ce cas. Cependant, les autres ont déjà commencé à réfléchir et à mettre en place leurs projets de conquête et de recouvrement.