En Algérie, plus de 5 millions d'enfants sont âgés de moins de cinq ans. Ils représentent plus de 11% de la population. Si le problème de la garde de la petite enfance ne se posait que très rarement il y a une vingtaine d'années, il en est autrement aujourd'hui, vu que le nombre des femmes qui travaillent a explosé. Tous les jours, Amel, 30 ans, salariée dans une entreprise publique, laisse son bébé de 8 mois derrière elle pour aller au bureau en toute quiétude. Son fils reste à la maison avec sa grand-mère. «Vivre avec ma belle-famille n'a pas été un choix, nous n'avons pas de logement et pas les moyens de louer un appartement.» Cette cohabitation ne l'a jamais enchantée. Aujourd'hui, elle s'en réjouit puisqu'elle échappe au problème épineux que vivent beaucoup de mamans qui travaillent : mettre leur enfant en garderie. Un véritable casse-tête qui peut même parfois virer au drame. Plusieurs cas de maltraitance, de viol, et même un décès par noyade ont eu lieu en crèches ces dernières années. En Algérie, plus de 5 millions d'enfants sont âgés de moins de cinq ans. Ils représentent plus de 11% de la population. Si le problème de la garde de la petite enfance ne se posait que très rarement il y a une vingtaine d'années, il en est autrement aujourd'hui, vu que le nombre des femmes qui travaillent a explosé. Le taux d'activité économique des femmes en Algérie — 14,9% en septembre 2014 — a carrément triplé en 20 ans. Celles qui ont des enfants en bas âge sont souvent obligées de reprendre le travail à la fin de leur congé maternité, alors que leurs nourrissons sont à peine âgés de 3 mois. Il est difficile de choisir un mode de garde rassurant dans un pays qui se préoccupe si peu de la prise en charge de la petite enfance. Dans l'imaginaire collectif algérien, une idée domine : à cet âge, l'enfant a juste besoin de dormir, de manger et être en sécurité physiquement. Pourtant, durant les premières années de vie, chaque geste peut avoir un impact sur le développement psychomoteur et émotionnel de l'enfant. «Toutes les fonctions cognitives sont en éveil dans la petite enfance et tous les apprentissages de base sont primordiaux et déterminent le fonctionnement psychique futur», explique Mejda Benchaâbane, psychologue clinicienne (voir entretien, ndlr). La construction affective de l'individu, adulte de demain, se dessine à ce moment fatidique. Beaucoup de mamans optent pour les nourrices à domicile, qu'elles choisissent par ouï-dire. Elles prennent le risque et la responsabilité de confier leurs bébés à des femmes au foyer qui s'improvisent puéricultrices parce qu'elles sont déjà maman alors qu'elles n'ont pas forcément de connaissances concernant la petite enfance. Ces nourrices échappent à tout contrôle. D'autres mamans préfèrent les mettre à la crèche en dépit de la mauvaise presse dont ce genre de structures d'accueil de la petite enfance souffrent, parfois à raison. En 2015, 33% des crèches accueillaient des enfants alors qu'elles ne disposaient pas d'agrément. Celles qui en disposent ne répondent pas forcément aux normes en matière d'hygiène et d'espace. Pis, les éducatrices qu'elles recrutent ne sont souvent pas formées et parfois elles ne sont même pas déclarées. Maltraitance Depuis 2008, un décret exécutif fixe les conditions de création, d'organisation, de fonctionnement et de contrôle des établissements d'accueil de la petite enfance (les enfants âgés de moins de cinq ans). Il existe actuellement 1755 crèches agréées. Des chiffres bien loin de la réalité du terrain puisque beaucoup de crèches ouvertes accueillent des enfants alors qu'elles ne disposent ni d'agrément ni de registre de commerce. Une information qui vient s'ajouter aux malheureux échos de maltraitance, de viol et même de décès ayant eu lieu dans nos crèches ces dernières années. Le 28 août 2016, Mohammed, 3 ans, inscrit dans une crèche à l'est d'Oran, meurt noyé dans une bâche d'eau. La wilaya d'Oran a vite décidé la fermeture de cette crèche. En 2013, à Sétif (Eulma), un cas de viol a été déclaré à la police sur un enfant de 5 ans. L'accusé était le gardien de la crèche. Quelque temps plus tard, c'est dans le quartier Bouzourane à Batna que l'horreur a frappé. Plusieurs fillettes âgées de 3 années ont été abusées sexuellement. Le directeur de la crèche a été écroué après enquête. En septembre 2015, un bébé de 9 mois se retrouve le pied dans le plâtre suite à une maltraitance dans une crèche. C'est que le contrôle réel des établissements d'accueil de la petite enfance a tardé à venir. Il a fallu attendre plus de cinq ans après la promulgation du décret exécutif régissant l'accueil de la petite enfance (2008) pour que les services du ministère de la solidarité entament un travail de recensement et de contrôle. En 2012, seules 49 crèches étaient agréées alors qu'elles étaient des dizaines à ouvrir leurs portes tous les matins pour accueillir des enfants dans les quarte coins du pays. En 2015, sur les 2614 crèches répertoriées, 859 n'avaient pas d'agrément et exerçaient donc dans l'illégalité. Angoisse des parents Djamil, deux ans, croyait faire une simple petite balade ce matin-là. Bien que sa maman ait pris le soin de lui expliquer durant des jours qu'il passerait désormais ses journées dans une maison avec plein d'enfants de son âge et des «tatas» disponibles pour s'occuper de lui, il n'a pas réalisé ce qui allait changer pour lui. En entrant dans la crèche, les couleurs le captivent, les visages souriants le rassurent, mais sa main reste accrochée à celle de sa mère. Vient le moment de la séparation. Il explose en pleurs. Sa mère se contient, un dernier câlin, des paroles rassurantes, puis elle s'éloigne. Une fois la porte de la crèche franchie, Sarah est en larmes. Elle panique même. Une bourrasque de questions la déroute. Elle se demande si on prendra vraiment bien soin de son enfant. S'il mangera à sa faim. Si l'éducatrice saura reconnaître ses signes de fatigue. Est-ce qu'elle répondra à ses pleurs. Aucune réponse. Une fois son enfant confié, en crèche ou chez une nourrice, c'est le black-out. On ne sait jamais ce qui se passe vraiment. Les parents désemparés, les mamans particulièrement, n'ont pas, pour la plupart du temps, le luxe d'être exigeants. Ils optent souvent pour un mode de garde par dépit, pressés par des contraintes de temps et d'argent. Mettre l'enfant en crèche ou le confier à une nounou à domicile. Dans les deux cas, la décision est périlleuse puisqu'ils n'ont aucun moyen de savoir ce qui se passe vraiment quand ils ne sont plus là. Ils espèrent seulement que leurs enfants sont en sécurité. Et c'est ce qui leur semble le mieux à faire. Si Sarah a fondu en larmes ce matin-là, ce n'est pas par excès d'inquiétude : «Il y a quelques jours, j'ai lu le témoignage de parents sur une page Facebook qui m'a plongée dans l'angoisse.» Le message faisait état de maltraitance, — fracture du bras —, sur un bébé de 6 mois dans une crèche à Alger-Centre. Le groupe «Crèches, jardins d'enfants, écoles étatiques et privées en Algérie» draine plus de 28 000 personnes sur Facebook. Les parents y échangent leurs expériences à longueur de journée. Ils écrivent leurs impressions, livrent leurs critiques et se conseillent mutuellement. Il y a quelques jours, un message a créé le buzz. Dénonciations sur Facebook «Je rédige ce petit message pour attirer l'attention des parents sur ce qui se passe dans une crèche située au Sacré-Cœur à Alger-Centre. Le bébé d'une amie s'est vu fracturer le bras là-bas alors qu'il n'avait que 6 mois ! Négligence absolue ! La directrice prétend que cela ne s'est pas passé chez elle, mais, comme par hasard, il n'y a que l'enregistrement vidéo des caméras de surveillance de CE jour-là qui sont endommagées ! Comme par hasard ! Renseignements pris auprès de l'entourage de la crèche dans les jours qui ont suivi l'incident, cette dernière a en effet très mauvaise réputation. Faites passer le message, ce serait dommage qu'un autre ‘‘malaïka'' fasse les frais de ces vautours. Salam». Ce message a donné suite à beaucoup de commentaires qui corroborent les faits, beaucoup d'autres parents se plaignent également de maltraitance. Contactée, la directrice de la crèche en question* a totalement nié les faits. «C'est de la méchanceté», argue-t-elle d'emblée. Elle accuse une femme de ménage qu'elle a licenciée récemment d'être à l'origine de ces rumeurs. «Je ne suis pas étonnée. Il y a beaucoup de mauvais échos qui circulent concernant les crèches, mais il ne faut pas généraliser», confie une autre directrice de crèche de l'algérois qui jure que son établissement est un havre de paix pour les tout petits. «Visitez notre crèche et vous verrez la différence», insiste-t-elle. Rendez-vous a donc été pris. Evidemment, la visite guidée a été concluante. Comme dans pratiquement toutes les crèches qui ont bien voulu nous ouvrir leurs portes, l'espace était propre, les doudous et jouets étaient attractifs, le matériel bien en place et les éducatrices tout sourire. Qu'en aurait-il été si les visites n'avaient pas été programmées et organisées ? La question reste posée puisque nul ne peut entrer dans une crèche sans s'annoncer. Au service de la protection de l'enfance du ministère de la solidarité, on se rappelle d'un cas de maltraitance particulier. C'était dans une crèche à Draria, en début d'année 2015. Ce n'est pas un enfant qui a été maltraité, mais une mère agressée par la directrice qui lui aurait refusé l'accès à la crèche en milieu de journée. «La dame, cadre dans la Fonction publique, devait partir en voyage d'affaires. Elle a voulu allait voir son fils à la crèche pour lui dire au revoir avant d'aller à l'aéroport», raconte Habiba Keddar, directrice de la protection et de la promotion de l'enfance et de l'adolescence et des programmes de solidarité envers les jeunes au ministère de la solidarité nationale. Sa visite, à l'improviste, n'aurait pas été appréciée par la directrice. La dame a voulu rentrer de force, la directrice l'en aurait empêchée par la force. «Pourtant, la mère était dans son droit», explique Abdelhamid Oukaci, juriste, éducateur et responsable du bureau de l'orientation, du suivi et de l'inspection des crèches de la direction de l'assistance sociale DAS d'Alger. «Les parents ont le droit de voir dans quelles conditions sont leurs enfants quand ils le souhaitent», ajoute-t-il. Cela dit, sur le terrain, la majorité des crèches refusent automatiquement l'accès aux espaces dédiés à la garde des enfants. «C'est forcément parce qu'ils ont des choses à cacher», s'inquiète Sarah, la maman de Djamil. Educatrices non formées Hanane, 40 ans, est éducatrice en crèche depuis 10 ans. Elle a travaillé dans cinq crèches depuis 2007. Pourtant, elle n'a aucun diplôme d'études supérieures. «J'aime les enfants et je sais m'en occuper», se défend-elle. Actuellement, elle est en poste dans une crèche à Chéraga, — une des communes qui comptent le plus de crèches, avec Kouba, Baba Hacen et Dély Ibrahim. Son salaire mensuel est de 22 000 DA. «Je travaille dans cette crèche depuis 3 ans et c'est la première fois que je suis déclarée à la sécurité sociale», explique-t-elle. Etre déclarée a été une véritable bataille pour elle. Psychologue de formation, spécialisée en pédagogie de la petite enfance, Souad a travaillé deux années en crèche avant de claquer la porte pour devenir salariée en entreprise. Elle est passée par trois crèches, à Tizi Ouzou et à Alger, durant ces deux années sans jamais être déclarée. «Je me suis juré de ne plus jamais travailler en crèche, à moins de réussir un jour à ouvrir ma propre crèche», raconte-t-elle en réajustant son foulard. C'est Camil, petit bébé de 10 mois qui vient de le lui retirer. Habile et inventive, elle réussit à jouer avec son petit neveu tout en racontant son parcours. «J'ai étudié à la faculté de Tizi Ouzou. Je fais partie de la première promotion des diplômés en pédagogie infantile.» Actuellement, elle travaille comme assistante dans une entreprise de BTP. Son salaire a triplé. La jeune femme, qui vient de franchir la trentaine, ne regrette pas d'avoir renoncé à la carrière d'éducatrice de la petite enfance qu'elle tenait tant à mener il y a cinq ans. «J'ai juré de ne plus jamais travailler en crèche parce que j'ai assisté à des scènes inacceptables.» Elle se dit traumatisée par l'aspect mercantile de ces établissements. «Ils se font de l'argent sur le dos des parents et ne se préoccupent pas du bien-être de l'enfant qu'ils violentent pour qu'il soit plus facile à gérer.» Un contrôle qui commence à peine Selon Abdelhamid Oukaci, il y aurait d'excellentes crèches qui travaillent réellement pour le bien-être et l'épanouissement de l'enfant, mais il y en a aussi beaucoup qui ne respectent ni les normes techniques (espace et hygiène), ni ne disposent d'un véritable contenu pédagogique. «Nous faisons un travail de fond pour assainir la situation, évidemment la question du personnel non qualifié est un problème important, mais nous agissons par étape.» Depuis un an, le service qu'il dirige est passé à la vitesse supérieure en matière de répression. Première mesure appliquée : on ne délivre plus d'agrément pour des crèches établies dans des appartements. «Désormais, on exige une villa dotée d'une cour», précise-t-il. En 2016, six crèches ont été fermées dans la wilaya d'Alger. Cinq sont en cours de fermeture par décision de justice pour constatations d'infraction par la direction du commerce de la wilaya. Et 170 crèches ont été mises en demeure pour non-conformité. Les mises en demeure concernent le nombre d'enfants autorisé, l'hygiène, la nourriture, les cas de maltraitance, l'absence d'agrément, le non-respect des conditions d'accueil, la confusion dans les programmes, des changements d'adresse non signalés… «Le contrôle est un travail de longue haleine et nous nous y consacrons pleinement. La mise en place a été difficile parce que les professionnels ont également leurs contraintes. Nous souhaitons faire un travail de contrôle constructif et non répressif», note Habiba Keddar. Elle annonce qu'un projet de loi sera prochainement proposé au gouvernement pour prendre en charge toutes ces préoccupations. D'ici là, d'autres petits Algériens viendront à la vie, et ceux qui sont actuellement âgés de moins de cinq ans entreront dans un autre système qui finira de façonner leur devenir, l'école.
*Il a été décidé dans le cadre de cette enquête de ne donner aucun nom de crèche pour éviter toute publicité (mensongère ?) ou toute diffamation sur des faits non prouvés.