La photographie peut-elle fixer les sentiments et capter les mémoires ? Dans son album sur les quartiers de la capitale, notamment celui de Belcourt, Halim Zenati est allé à la recherche de l'indicible. A l'occasion de l'événement « Alger capitale de la culture arabe », voilà un beau livre, Chronique algéroise, qui mérite tous les égards. Halim Zenati n'a d'autres moyens pour dire son bonheur et sa rage que de prendre la photo pour témoin et fixer son errance dans le temps de son Alger, espace marqué profondément par le temps et les événements vécus par le pays. Alger n'est pas une ville quelconque. C'est une vraie médina dont personne n'ose prétendre aujourd'hui posséder la clef ou les sésames pour ouvrir ses histoires d'antan. Des cultures disparates qui s'y sont succédé ou mêlées, plusieurs ont laissé des traces qui nous parlent aujourd'hui. Malheureusement, le déficit de communication et le manque d'actualisation de ses moyens culturels n'ont pas permis de mettre en valeur ce potentiel historique et esthétique. Avec le souffle divin de l'artiste et la touche sensible de l'artisan, Zenati se sert de la photo pour combler cette absence. Il essaie d'un coup de maître de dissiper la poussière encombrante pour laisser apparaître une marque qui défie le temps, dans toute sa splendeur, et ce, sans aucune retouche, évitant du coup le simplisme de la carte postale. Aucun embellissement faussé mais plutôt une ville en plein mouvement : vie, évolution, blessures non guéries parce que non prises en charge à temps. Un regard tendre et douloureux sur une vie semi-citadine et son lot quotidien disparate. Le travail de Halim ne se fait pas dans un atelier traversé par les lumières et baignant dans les ombres colorées, mais dans l'espace commun qui nous renvoie simplement vers nos plus profondes intimités. La photo explore l'inconscient d'une mémoire démembrée qui attend toujours cette main généreuse pour la reconstituer. On y retrouve les quartiers les plus connus d'Alger avec une dominance belcourtoise repérable. Un Belcourt de la période postcoloniale avec ses petites gens et ses lieux invisibles qui font l'âme vivante du quartier. Des espaces bigarrés, des regards fuyants ou fixés sur rien, si ce n'est le doute et des questions ontologiques en suspens, leurs réponses difficiles à imaginer. Des moments de bonheur discret et des déceptions presque indicibles mais dont la photo fixe profondément l'essence. Ainsi, cette vieille femme fixant l'infini qui ressemble à la mort, la tête lâchée sur l'oreiller dans un espace fleuri et le regard sombre évitant l'objectif en dit long. Un espace qui déborde les contours et dans lequel se confond dans un mouvement interminable, la vie et la mort. En réponse à ce faux sommeil, à l'extérieur, un homme accroupi, hagard, fait d'un trottoir un lieu de repos, comme si la rue devenait le prolongement d'un chez-soi qui n'a d'existence que dans sa tête. Les années 1970 ne portent pas de réponses aux interrogations des précédentes, comme si le temps tournait en rond. La place du 1er Mai, réputée par sa vivacité et sa modernité trébuchante, donne l'impression d'un vieux désert interminable dans lequel un jeune homme tire de toutes ses forces une masse de cageots, tel un cheval de charge qui ne peut que rappeler une certaine mémoire coloniale. L'espace silencieux et désertique ne réconforte pas mais nous renvoie à ce blanc inassouvi et à cette amertume qui grandit davantage chaque fois qu'on fixe un peu plus telle ou telle photo. Les mouvements des gens et leurs inquiétudes se lisent facilement dans leurs yeux et réveillent en nous la douleur si profonde du ratage absurde d'une indépendance en manque de visibilité et d'une modernité qui n'a jamais abouti. Dans toute son entreprise artistique, Zenati échappe à l'image de bazar. Laissant la part de l'art à la photo, il s'installe dans la pratique quotidienne d'une société vivante et dans la vie des humbles qui ne cèdent jamais aux déceptions politiques. Avec une spontanéité rare, voire une certaine naïveté voulue comme choix artistique, il remet sur la sellette les vieilles questions de justice sociale et de révolution nationale par le truchement d'un arrêt sur image sur les mémoires blessées et les rides des vieux visages – à Belcourt mais aussi à La Casbah, à la rue Abane Ramdane, etc – ou sur le sourire innocent des enfants venus à la vie sans savoir ni comment ni pourquoi. Un sourire qui se transforme vite en rage contre une vie tournant à la survie et où les discours, aussi justes soient-ils, peinent à convaincre. Tout se passe dans un intra-muros de vie mais aussi de dangers. Marcher derrière ou devant une bonbonne de gaz ne reflète pas seulement une certaine inconscience des enfants, mais l'expression d'un désir d'affronter les bonheurs et les malheurs du quotidien. Les enfants de ce même quartier, accrochés, suspendus ou figés dans l'espace cervantin (de la rue Cervantès), ne fixent rien, même pas l'objectif de l'appareil, comme si la prise de vue s'était faite à leur insu. Tous les mouvements de la photo chez Zenati ne sont que la réplique artistique de cet effort permanent fourni par les jeunes, vieux et vieilles pour se frayer un chemin dans une société, jamais câline envers ses sujets. De main de maître, il nous renvoie à nous mêmes et nous plonge dans l'Alger qui se cherche dans ses quartiers et pointe son regard dans un horizon peu lointain. « Bien sûr, j'ai vu ma ville évoluer, ses habitants, ses commerces, les nouvelles générations, les nouvelles habitudes de consommation, de musique, de goûts. Ses nouveaux hôtels et restaurants, mais il me faudra du temps pour digérer tout cela. Ce sera l'objet d'un nouveau travail. Pour le moment, ce livre correspond à une pause, histoire de clore le chapitre avant d'aborder le prochain », affirme le photographe qui ne fait aucune concession à l'abominable montré sous différentes facettes, tout simplement parce que l'art de la photo est incompatible avec le mensonge et les compromis assassins.