Affaire conclue ! J'achète ! L'homme qui vient de parler d'un ton décidé est un jeune paysan du Honduras, Vicente Melendez. Nous sommes en 1987, au creux d'une vallée fertile. Vicente est à cheval, ou plutôt il est juché sur une mule coiffée d'un chapeau de paille à pompon. Vicente sourit d'aise. Un autre homme, lui aussi juché sur une mule, sourit, un peu triste. L'affaire est faite, cela signifie que Vicente devient le nouveau propriétaire de l'hacienda del Surtidor, l'hacienda du «Jet d'eau». Une belle propriété que les deux hommes viennent de visiter de fond en comble. Il leur a fallu trois jours pour en faire le tour. Le vendeur parle de son récent veuvage. Vicente écoute d'une oreille distraite le discours mélancolique de Don Romero, il a déjà trop de projets en tête : — Je compte augmenter l'exploitation du café, et celle des bananes plantains. — Les oranges sont d'excellente qualité, vous avez pu vous en rendre compte. — Mais bien sûr, pas question de les abandonner. — Vous êtes jeune, señor, l'avenir vous appartient. Que Dieu vous garde... Quelques semaines plus tard Vicente emménage avec ses maigres possessions de célibataire. Comme il a passé toute sa vie dans différentes exploitations agricoles d'Amérique centrale, il apporte aussi un chariot d'outils en tous genres. Avec lui s'installe Felipe, le jeune frère de Vicente, tout juste sorti du service militaire et à peine âgé de 20 ans. Un petit gars plein d'ambition mais qui a besoin d'être pris en main par son aîné. Avec Vicente et Felipe, un troisième personnage gambade dans la cour de l'hacienda en faisant peur aux poules : Léon («lion» en espagnol), une sorte de molosse de couleur indéfinissable et de race encore plus imprécise. Pour l'instant Léon court derrière les poules qui fuient en tous sens. Il ne veut pas leur faire de mal mais il désire simplement asseoir une bonne fois pour toutes son autorité légitime sur tout le règne animal, spécialement tout ce qui est du sexe féminin. Il court derrière les poules qui s'affolent mais reste en arrêt respectueux devant un coq majestueux qui n'a pas l'air de vouloir se laisser impressionner. — Léon ! Ça suffit ! La voix virile de Vicente suffirait à calmer le pire des bâtards de la gent canine. Au fil des mois la vie s'organise dans l'hacienda. Vicente, avec son chapeau de cuir bouilli, est présent sans relâche dans tous les points stratégiques du domaine. Felipe exécute presque à la lettre les missions que son frère lui assigne chaque matin. Parfois, les deux frères, occupés chacun à un bout du domaine, restent plusieurs jours sans se voir. Le reste du personnel, paysans indiens taciturnes et amorphes, n'offre guère d'occasion de converser ni d'échafauder des projets. Au bout de deux ans Vicente informe Felipe d'une décision importante : — Il faut que je prenne une femme. Travailler ici ne rime à rien si je ne fonde pas une famille et si je n'ai pas rapidement un héritier. D'accord ? Felipe ne peut qu'être d'accord : tout d'abord parce que le projet est logique, qu'il répond à un mode de vie traditionnel ; d'autre part, Felipe a depuis longtemps compris qu'il n'a pas intérêt à affronter de face Vicente le moustachu. Encore quelques mois et la situation prend corps. En allant au pèlerinage annuel de Choluteca, Vicente a l'occasion de rencontrer une donzelle bien brune et assez jolie. Sa taille est bien faite et son sourire étincelant. Conchita, tel est son nom, est issue d'une famille métissée d'Indiens, nombreuse et modeste. Par ailleurs, ses quatre frères aînés lui ont depuis longtemps appris que l'homme est le maître absolu dans un ménage. Sa dot est modeste mais elle semble bâtie pour enfanter. A suivre Pierre Bellemare