Mais dès son réveil, elle se redressa à la perpendiculaire et le chat, contrarié, lui dit d?un ton agressif : «Pauvre de toi, ô toi qui fus roi, chat Moune ! Tu es sans cesse espionné par ce garde poilu et barbu. S?il ne me dit pas qui me vole mes fèves chenues, parole de Moune que je pisserai dans le kanoun !» Puis il agrippait sa queue, l?air menaçant, les yeux flamboyants et lui arrachait les poils par touffes entières. Plus il avait mal, plus il s?enflammait, plus il griffait, crachait et mordait son pauvre panache qui saignait. Le chat se tordait de douleur et menaçait encore de plus belle sa queue singulière et cela durait toute la nuit. Dès que le jour se levait, la cafetière accourait se poser sur le kanoun, l?assiette s?emplissait de makrouts fondants et arrosés de miel odorant. Moune déjeunait, puis, avec peine, traînant sa queue ensanglantée, sortait et disparaissait pour la journée. Le soir ramenait le chat qui dévorait avec appétit et s?endormait aussitôt. Sa queue tombait à terre à côté de lui. Les fillettes, qui avaient agrandi le trou, prirent l?habitude, les jours suivants, d?entrer une à une sans bruit dans la caverne du chat endormi. Elles mangeaient tout leur saoul, puis, leur faim apaisée, disparaissaient comme des ombres par la petite lucarne creusée. Mais, avant de s?en aller, Ramdïa prenait soin de frotter les fonds de plats avec le bout de la queue du chat ; si bien que lorsque Moune, dans sa colère, l?agrippait à son réveil comme d?habitude, il la trouvait toute grasse et toute poisseuse, fleurant la bonne cuisine. Alors depuis, le chat se mit à la rouer davantage de coups, en hurlant encore plus fort : «Rends-moi ce que tu as volé et mangé ! Dis-moi qui a volé la fève de Moune ou je pisse dans le kanoun !» Il passait ainsi ses nuits à la menace et à la torture. Au matin, Moune s?en allait, vacillant de fatigue et de souffrance, traînant sa pauvre queue meurtrie et sanguinolente. Et les jours et les mois s?envolèrent sans que l?on sache où ils s?en allèrent? Une nuit, par un printemps tardif, l?air restait encore frais et la neige persistait. Moune, qui craignait le froid, attisa davantage le kanoun. Le chat était tellement de mauvaise humeur que ses yeux rivalisaient d?éclat avec les braises flamboyantes. Il ne pensa même pas à manger, ce soir-là, et s?en prit tout de suite à sa queue : «Tu m?espionnes et me suis pas à pas ! Tu ne me crains pas, puisque le lendemain, tu me voles mon repas !» Le chat entra subitement dans une colère folle, voulut frapper sa queue mais, dans sa rage, la manqua. Ses griffes menaçantes frolèrent alors le kanoun et les langues de feu gourmandes léchèrent avidement la patte du chat qui, de douleur, hurla : «Prends garde, tu m?as fait goûter le feu ! Tu vas en déguster, toi aussi, un peu !» Alors le chat, fou de rage, saisit sa queue et la plongea dans la braise du kanoun. Une épaisse fumée s?éleva, une flamme perfide couleur d?enfer se faufila dans la queue et se propagea en un éclair sinistre dans la fourrure de l?animal. Alors, Moune ne fut plus qu?une torche vivante qui bondissait et se tordait en poussant de lugubres miaulements. C?est ainsi que les fillettes qui, en fait, étaient à présent au sortir de l?adolescence, assistèrent à la mort du chat Moune. Après avoir enterré les restes calcinés de l?animal, Ramdia et ses s?urs aperçurent dans un coin bien sombre de la caverne une pierre mobile ; elles la culbutèrent sans difficulté. Alors la lumière crue du jour jaillit ; aveuglées, elles fermèrent les yeux. Quand elle les ouvrirent, elles poussèrent en ch?ur un cri de joie : le soleil brillait, les branches des arbres se balançaient mollement sous le souffle du vent. Les fillettes, émerveillées, redécouvrirent les mille choses de la vie qui font, à son insu, le bonheur d?un être humain : la lumière éclatante du jour, la caresse chaude du soleil, le bruit de l?eau qui ruisselle, le simple parfum d?un soir de printemps ! Elles frémirent de bonheur au chant d?un oiseau. Elles embrassèrent une fleur, enlacèrent un arbre ; elles se roulèrent en riant dans l?herbe humide, faisant naître des bouquets luisants de coccinelles, de sauterelles et de rainettes. Elles poursuivirent un papillon en écartant les bras et les doigts pour mieux sentir la caresse du vent. Leur course folle finit par les mener à l?entrée d?une ville inhabitée, une véritable ville fantôme : les maisons, les échoppes, les écoles et même le marché étaient déserts ! Les jeunes filles, le c?ur serré, allaient s?en retourner quand une voix toute brisée les interpella. (à suivre...)