En juillet 1959 -c'est donc le cinquantième anniversaire de ce texte- Fanon datait l'introduction de son livre L'An V de la révolution algérienne. Ce texte se lit à trois niveaux. Dans les chapitres consacrés au voile, à la famille, aux rapports médecine et colonialisme et au «phénomène» de la radio après la naissance de «Ici, la voix de l'Algérie» Fanon nous livre une analyse des transformations sociales, déjà générées par la guerre de libération. Phénoménal ! A chaque ligne, pratiquement, nous croyons que Fanon nous parle de ce qui se déroule sous nos yeux. Fanon consacrera un chapitre à la minorité européenne d'Algérie dans lequel l'aspect politique immédiat, parfois émouvant par une espèce d'utopie fanonienne sous-jacente, prend le pas sur l'analyse elle-même. En annexe, deux témoignages, du docteur Geromini et du commissaire Bresson, prennent, en plus de l'intense émotion qui s'en dégage, un relief particulier dans le contexte actuel d'un révisionnisme. Ces analyses abordent une série de questions dont nous n'avons pas encore vidé le sens. D'abord celle, implicite, contenue dans le titre du recueil. Les faits historiques en œuvre de 1954 à 1962 peuvent-ils se ranger dans la case des révolutions ou ne sont-ils que des épisodes d'une simple guerre de libération héroïque, certes, et à beaucoup d'égards incroyable par l'acharnement de la lutte, la disproportion des moyens matériels ? Les deux thèses s'affrontent encore aujourd'hui. Alors que le titre de Fanon indique clairement sa réponse. Pour lui, ce qui se déroulait sous ses yeux était une révolution. Il ne répondait à aucun contradicteur car, à l'époque, tout le monde désignait l'immense bataille qui s'y déroulait sous ce vocable, à part l'Etat colonial français qui parlait de rébellion. Le questionnement viendra après. Et même bien après l'indépendance puisque, de 1962 à la mort deBoumediene, les marches forcées vers une industrialisation, une transformation du monde rural et surtout une radicale massification de la scolarité de la base à l'université se présentaient dans l'esprit de tous comme une continuation de la phase de la guerre. Mais c'est une chose de dire que ces projets révolutionnaires résultaient de cette guerre et une autre de dire que la guerre elle-même était en soi une révolution. Encore faut-il s'entendre sur la signification de ce terme. Le sens pourtant en est clair chez Fanon. Dans Peau noire, masques blancs, il déconstruit et démonte la vision dominante qui, en Europe, postule à une «essence» et à une «nature» éternelle et intemporelle de l'homme noir et de l'homme blanc. Une nature intemporelle du dominé -l'Arabe, le Noir, l'Indien…- à la mentalité prélogique, livré à ses instincts et notamment sexuels, incapable de conduite morale, etc. L'homme n'existe pas comme «nature» mais comme rapport social, inscrit dans une temporalité, celle de sa société et de ses éléments constitutifs : économie, religion, mythes, culture. La révolution consiste clairement chez Fanon à transformer ces rapports sociaux. En l'occurrence, il ne cherche pas à faire œuvre originale. Marx, puis Sartre, dont il est proche en praxis, n'énoncent pas autre chose. La révolution consiste à transformer les rapports sociaux et cette transformation devient le critère de la portée historique. Pourtant ceux qui avancent la thèse que la guerre d'Algérie ne fut qu'une guerre de libération et non une révolution partent de la même compréhension. Cette guerre a mis fin au rapport colonial mais sans transformer la société algérienne. Il faut entendre par là que notre société serait restée figée dans ses formes anciennes. La question mérite un examen approfondi à partir des textes de Fanon et de ses thèses. Dans sa critique de la dialectique du maître et de l'esclave, Fanon oppose à Hegel que, si l'esclave naît à l'existence -à l'Etre- par le regard du maître et du besoin que la maître se met à avoir de l'esclave, le Blanc, c'est-à-dire le colon, ne regarde pas le Noir, c'est-à-dire le colonisé. C'est plutôt le Noir qui, dans une démarche pathologique, va vouloir ressembler au Blanc, veut se «blanchir» dans un processus d'aliénation. Fanon explique que le rapport Noir-Blanc n'appartient pas à la logique de la dialectique hégélienne et n'en est même pas un cas particulier. Cette dialectique chez Hegel va produire un processus dans lequel la contradiction entre l'idée et sa réalisation concrète va engendrer l'histoire. Pour faire simple, disons que la contradiction maître-esclave donnera naissance à la contradiction féodal-serf puis à celle capital-travail. La contradiction colon-colonisé, quand elle se résout, ne donne naissance à rien du tout. Fanon dit que la mort du colonialisme représente la mort simultanée du colon et du colonisé. Le rapport disparaît sans engendrer un nouveau rapport. Chacun retourne à son destin et tout le problème est là ! Le peuple décolonisé est-il en mesure de se construire ou de reconstruire un destin, c'est-à-dire renouer avec le fil de son ancienne histoire mais dans les conditions du présent dans laquelle la domination a pris de nouvelles formes ? La question de savoir si cette guerre fut une simple guerre ou une révolution est post-fanonienne. Elle est implicite chez lui parce que nous le lisons des dizaines d'années après et que nous trouvons des réponses à ce qui nous préoccupe aujourd'hui. Il faut croire qu'il avait un don de prophétie ou… que les choses n'ont pas changé. Et la lecture de l'An V de la révolution algérienne en devient phénoménale. Dès l'introduction, Fanon aborde frontalement la question de certains dépassements des militants en armes du FLN. Il répond à des reproches qui étaient fait aux maquisards d'avoir commis des dépassements. L'accusation est ancienne et il faut être dans notre beau pays pour croire que le documentaire controversé sur les dépassements du 20 août 1956 constitue une nouveauté quand il n'est qu'une resucée d'une vieillerie. Fanon liquide la question en une formule lapidaire : «Le peuple sous-développé est obligé, s'il ne veut pas moralement être condamné par les ‘‘nations occidentales'', de pratiquer le fair-play tandis que son adversaire s'aventure la conscience en paix, dans la découverte illimitée de nouveaux moyens de terreur.» Rendons d'abord justice de cette question de révolution ou non. A partir des thèses de Fanon, le processus de libération n'a pas pour but d'engendrer de nouveaux rapports sociaux entre colon et colonisé mais de détruire le rapport existant. Ce serait d'ailleurs absurde de se libérer du colonialisme pour le conserver ensuite sous une nouvelle forme. En ce sens, la guerre de libération est une révolution puisqu'elle a détruit ce rapport social oppressif pour laisser place à une nouvelle aventure. La femme dans la révolution Il est hautement significatif que Fanon aborde le voile et le dévoilement comme premier thème. Sur le rôle symbolique, donc essentiel pour l'identité du voile, Fanon est dans son élément de psychiatre. Il explique comment, face à la colonisation, le colonisé développe le maximum de résistance sur les fronts essentiels de la confrontation. Et la permanence de la famille et des valeurs, la place de la femme sont, en cas de paix armée entre le colon et le colonisé, le point principal de confrontation. Le colon veut dévoiler l'Algérienne. Le colonel de Bourmont -devenu plus tard général- écrivait dès le début de l'occupation qu'il fallait briser la famille algérienne et que rien ne réussirait durablement sans la conquête de la femme algérienne. D'instinct, les colons saisissaient que le statut de cette femme enfermée et voilée n'était pas tout à fait un statut inférieur bien qu'en permanence ils aient essayé de culpabiliser les Algériens qui vivaient dans leur entourage dans les villes. Fanon va au détail de ce rôle féminin d'une résistance souterraine organisée par les femmes en maintenant intactes les structures de la société algérienne, en dressant des remparts et des défenses contre les tentatives de dépersonnalisation dont elles sont la cible. Le voile n'est plus simplement un corps soustrait au regard de l'Européen, une frontière entre deux mondes ainsi désignés comme irréconciliables, il devient un symbole, une défense de l'identité. Dévoiler la musulmane est une obsession du colon. Fanon détaille les stratégies mises en œuvre, de façon concertée et planifiée, au niveau du gouverneur général. D'ailleurs, on croirait lire une explication sur ce qui se passe aujourd'hui en Europe à propos du voile. C'est finalement des questions de longue portée. Très vite, les nécessités de la lutte, et sans qu'elle soient programmées, vont imposer une participation des femmes, d'abord limitée puis de plus en plus massive et de plus en plus profonde. Les femmes des campagnes étaient déjà dans l'action pour nourrir, soigner, protéger les maquisards ou faire le guet avant de prendre carrément les armes. En ville, Fanon montre comment cette participation va bouleverser les rapports sociaux, rapports d'autorité entre père et fille, regard social sur la fille qui s'est dévoilée etc. Les filles vont abandonner le voile pour les besoins de la guerre. C'est un bouleversement personnel. Un changement total de la perception du corps chez la jeune Algérienne, de la perception du regard de l'autre. Elle doit faire sur elle-même un immense effort, retrouver de nouveaux repères spatio-temporels pour pouvoir marcher alors qu'elle se sent dénudée sans le voile. Il s'agit bien là d'un changement social profond qui mettra des dizaines d'années à se confirmer mais l'histoire se déploie à une autre échelle que celle de la politique. Toutes ces filles qui aujourd'hui vont à l'université, conduisent des voitures, travaillent, féminisent l'espace public, portant voile ou dévoilées -voile d'ailleurs bien différent du haïk qui liait les mains- doivent beaucoup à ces fidaiyate et ces moudjahidate, à cette révolution. Fanon poursuit sur la famille algérienne. Le rapport patriarcal, tout en restant formellement en vigueur avec les règles de l'obéissance du fils, sortira profondément bouleversé. Cette jeune génération qui prend son destin en main, qui inquiète ses parents angoissés par les risques de la guerre et la mort devenue une compagne, va entraîner toute la famille puis toute la société dans le combat et derrière elle. Elle devient la productrice des valeurs du moment. Les parents n'en peuvent plus mais, de réticences en inquiétudes, ils sont bien obligés d'accepter ce renversement, puis de le suivre à reculons, puis d'y adhérer pleinement. Il s'agit bien d'un renoncement à l'autorité parentale face à une autorité morale impérieuse, celle de la révolution qui exige pour les besoins du combat l'invention de nouveaux rapports sans liquider la structure génératrice des solidarités nécessaires. Enfin, la radio. Fanon entre dans le détail des rapports entre Algériens, entre la radio et les Algériens qui, dans leur masse, et en dehors des familles bourgeoises, refusaient d'introduire la radio dans leurs maisons. Fanon reprend l'explication de ce refus par la pudeur et le respect familial mais en montre les limites. Il découvre qu'en réalité les Algériens refusaient la radio parce qu'elle était celle de l'ennemi. La guerre va développer chez eux un besoin accru, une soif d'avoir la «vraie information». La naissance de «Ici, la voix de l'Algérie» va balayer d'un coup tous les vrais et faux prétextes. Ils vont se précipiter pour s'équiper en postes radio et ils passeront leurs soirées à essayer de capter la voix de la révolution. Autour de cette radio se créent une dévotion, une force, une mobilisation, une vie symbolique intenses. La guerre de libération venait de faire sa première révolution culturelle, permettre aux Algériens de se saisir d'un moyen technique en lui donnant un contenunational. Voilà trois points qui n'épuisent pas la lecture de l'An V de la révolution algérienne mais qui peuvent en indiquer l'urgent intérêt de le relire en plus du plaisir de faire face à un texte bien mené. M. B. Extraits de l'An V de la révolution algérienne Après cinq ans de lutte, aucune modification politique n'est intervenue. Les responsables français continuent de proclamer l'Algérie française. Cette guerre a mobilisé le peuple dans sa totalité, l'a sommé d'investir en bloc ses réserves et ses ressources les plus cachées. Le peuple algérien ne s'est pas donné de répit, car le colonialisme ne lui en a laissé aucun. La guerre d'Algérie, la plus hallucinante qu'un peuple ait menée pour briser l'oppression coloniale. Ses adversaires aiment affirmer que la révolution algérienne est composée de sanguinaires. Les démocrates dont elle avait la sympathie lui répètent, quant à eux, qu'elle a commis des erreurs. Il est arrivé en effet que des citoyens algériens aient enfreint les directives des organismes dirigeants et que des choses qu'il eût fallu éviter se soient déroulées sur le sol national. ... Et pourtant qui ne comprend ces subites violences contre les traîtres et les criminels de guerre ?... Le peuple sous-développé est obligé, s'il ne veut pas moralement être condamné par les «nations occidentales» de pratiquer le fair-play tandis que son adversaire s'aventure, la conscience en paix, dans la découverte illimitée de nouveaux moyens de terreur.» lL'administration coloniale peut alors définir une doctrine précise : «Si nous voulons frapper la société algérienne dans sa contexture, dans ses facultés de résistance, il nous faut d'abord conquérir les femmes ; il faut que nous allions les chercher derrière le voile où elles se dissimulent et dans les maisons où les l'homme les cachent.»… L'administration dominante veut défendre solennellement la femme humiliée, mise à l'écart, cloîtrée… On décrit les possibilités immenses de la femme malheureusement transformée… en objet inerte, démonétisé, voire déshumanisée. Le comportement de l'Algérien est dénoncé… et assimilé à des survivances moyenâgeuses et barbares. Avec une science infinie, la mise en place d'un réquisitoire-type contre l'Algérien sadique et vampire dans son attitude avec les femmes est entreprise et menée à bien… Çà et là, il arrive donc que l'on «sauve» une femme qui, symboliquement est dévoilée…Les responsables… renforcent leurs convictions dans la femme algérienne conçue comme support de la pénétration occidentale dans la société autochtone. Chaque voile qui tombe… chaque visage qui s'offre… exprime… l'Algérie commence à se renier et accepte le viol du colonisateur… Dévoiler cette femme, c'est mettre en évidence sa beauté… mettre à nu son secret, briser sa résistance, la faire disponible pour l'aventure. Volonté de mettre cette femme à portée de soi, d'en faire un éventuel objet de possession… Cette femme qui voit sans être vue frustre le colonisateur… Elle ne se livre pas, ne se donne pas, ne s'offre pas… C'est la rage du colonialiste à vouloir dévoiler l'Algérienne, c'est son pari de gagner coûte que coûte la victoire du voile qui vont provoquer l'arc-boutant de l'autochtone. l«Or, il fallait décider l'entrée de la femme algérienne dans la révolution ; les oppositions intérieures furent massives et chaque décision soulevait les mêmes hésitations, le même désespoir. Les observateurs devant le succès de cette nouvelle forme de combat populaire ont assimilé l'action des Algériennes à celles de certaines résistantes ou même d'agents secrets des services spécialisés. Il faut constamment avoir à l'esprit le fait que l'Algérienne engagée apprend à la fois d'instinct son rôle de «femme seule dans la rue» et sa mission révolutionnaire. La femme algérienne n'est pas un agent secret. C'est sans apprentissage, sans récit, sans histoire, qu'elle sort dans la rue, trois grenades dans son sac à main ou le rapport d'activité d'une zone dans le corsage. Il n'y a pas chez elle cette sensation de jouer un rôle lu maintes et maintes fois dans les romans, ou aperçu au cinéma. Il n'y a pas de coefficient de jeu, d'imitation… Ce n'est pas la mise à jour d'un personnage connu et mille fois fréquenté dans l'imagination ou dans les récits. C'est une authentique naissance, à l'état pur, sans propédeutique. Il n'y a pas de personnage à imiter. Il y a au contraire une dramatisation intense, une absence de jour entre la femme et la révolutionnaire. La femme algérienne s'élève d'emblée au niveau de la tragédie.