Photo : S. Zoheir Par Abderrahmane Semmar Un tabou a été brisé. L'Etat a reconnu durant tout le mois de Ramadhan qu'un grand nombre d'Algériens sont démunis. Fini donc le temps des discours officiels trompeurs et fallacieux qui faisaient miroiter une Algérie aisée et sereine. Ainsi, c'est plus d'un million de familles algériennes -les statistiques ont été communiquées par le ministère de la Solidarité nationale- qui ont exprimé un besoin d'aide durant le mois sacré de Ramadhan. 156 000 de ces familles sont répertoriées comme étant «démunies». C'est donc tout un pan de la société algérienne qui s'est manifesté afin de bénéficier du fameux couffin du Ramadhan, de repas servis ou à emporter. A tous ces nécessiteux, quelque 700 restaurants de la rahma ont été ouverts à travers le territoire national. Ces derniers ont servi 2 397 034 repas et distribué quelque 2 940 783 autres à emporter, soit près de 5 millions de couverts. Et ce, sans compter les 1 482 399 couffins du Ramadhan, contenant notamment de la semoule, des pâtes, de l'huile et du sucre, qui ont été servis durant les premiers jours de ce mois par les services des œuvres sociales. Des chiffres éloquents qui montrent bel et bien l'étendue de la misère dans notre pays. Mais il reste à savoir tout de même si l'opération de solidarité menée par les institutions de l'Etat a réussi réellement à soulager ces concitoyens défavorisés. Il est vrai que l'Etat se targue d'avoir consacré plus de 3 milliards de dinars à l'aide alimentaire destinée à ces démunis. Mais ces derniers ont-ils été réellement les bénéficiaires de cette aide ? La question est d'autant plus pertinente qu'on sait que des bagarres et des marches contestataires ont éclaté un peu partout au niveau des communes pour protester contre le détournement de ces couffins.Des comportements scandaleux qui se sont reproduits encore une fois durant le mois sacré de cette année. Pourquoi les services de l'Etat n'ont-ils pas su stopper ces malversations honteuses ? La question demeure toujours posée et aucun responsable ne daigne fournir des explications. Dans ce contexte, rien ne prouve que les pauvres ou les démunis ont réellement profité de cette aide au moment même où «des business men de la misère humaine» ont revendu sur les marchés des denrées alimentaires destinées aux «ventres creux» des miséreux ! Par ailleurs, le citoyen lambda n'a pas omis de signaler que cette «charité» orchestrée par l'Etat ne s'opère que durant le mois de Ramadhan ! Comme quoi, les démunis ne sont considérés comme démunis que durant ce mois ! Ainsi, durant les onze mois restants de l'année, les nécessiteux disparaissent subitement des plans d'action du gouvernement. Que deviennent ces familles qui ont exprimé un besoin d'aide une fois que le Ramadhan a tiré sa révérence ? Malheureusement, elles sont livrées à elles-mêmes face à l'adversité. Une adversité qui n'en finit pas de s'aggraver au fur et à mesure des années. Face à cette indifférence «post-Ramadhan», on est tenté de croire que les nécessiteux dans notre pays ne sont que des victimes expiatoires de la mauvaise conscience de nos dirigeants. A ce propos, il est utile de rappeler que le gouvernement, notamment le département d'Ould Abbes, a de tout temps minoré, relativisé et marginalisé la pauvreté dans notre pays. Un ministre du gouvernement, en l'occurrence le ministre des Affaires religieuses et des Wakfs, M. Ghlamallah, a même dit que «les pauvres n'existent pas et ne sont qu'une invention des médias» ! Se berçant dès lors d'illusions fantasmatiques, le gouvernement a tout simplement fermé l'œil sur la paupérisation progressive de l'Algérie. Et pourtant, les signes annonciateurs n'ont pas cessé ces dernières années. Flambée des prix qui a sapé le pouvoir d'achat, taux de chômage montant en puissance avec la faillite des entreprises publiques, harga collective de nos jeunes, etc. Tous les ingrédients d'une crise sociale sont en réalité réunis dans notre pays. Une crise qui a aggravé les clivages et le fossé séparant ainsi les riches et les sans revenus. Mais est-ce raisonnable alors de consacrer quelques milliards à la charité le temps d'un mois sacré sans faire l'effort de comprendre les causes profondes de cette misère et d'attaquer le mal par la racine ? Cette optique n'intéresse visiblement guère les pouvoirs publics qui ne cherchent qu'à distribuer des sommes d'argent à tort et à travers pour calmer la souffrance de cette frange de la société. Pour preuve, à l'heure de la rentrée scolaire, l'Etat annonce encore une enveloppe d'un montant de 30 milliards de dinars, dans un premier temps, qui aurait été allouée à la «la reconduction et la consolidation des actions sociales en faveur des élèves des familles à revenu modeste ».Une prime de scolarité « revalorisée » à 3000 DA sera également versée à 3 800 000 élèves nécessiteux. De même, il est annoncé que les manuels scolaires seront distribués gratuitement à près de 4 millions d'élèves démunis. En sus de ces dispositions prises par le ministère de l'Education, le ministère de la Solidarité nationale a lui aussi annoncé, quelques jours avant la rentrée, la mise en place de mesures d'aide aux démunis. Quelque 600 000 trousseaux scolaires, cartables, cahiers et stylos, ont ainsi été prévus, pour une facture de plus de 600 millions de dinars. Quant aux tabliers roses et bleus, ils ont, toujours par solidarité, été commandés à quelque 200 microentreprises pour un montant de 135 millions de dinars. Des chiffres encore des chiffres qui font froid dans le dos, mais lesquels se veulent être aussi la preuve de la bonne foi du gouvernement à renforcer sa solidarité envers les déshérités. Paradoxalement, ces mesures prouvent à elle seule que cette pauvreté longtemps minorée par l'establishment est en train de prendre une ampleur inquiétante. Une pauvreté à la dimension alarmante que les milliards alloués ces dernières années, sans un contrôle budgétaire sérieux, n'ont guère pu stopper son avancée. C'est dire enfin que l'action gouvernementale en matière de «charité» demeure très limitée tant qu'elle est enfermée dans une logique d'assistanat d'urgence et non pas d'accompagnement vers un niveau de vie décent. N'est-ce pas là un décryptage qui explique en dernier lieu pourquoi notre pays héberge tant de démunis ?