Des élections apparemment sans vainqueurs ni vaincus, sauf peut-être la participation. Cette dernière est évaluée à un taux de 65%, en hausse de quatre points par rapport à 2005. Elle a pris de court les organisateurs puisque des milliers d'électeurs britanniques n'ont pu accomplir leur droit électoral, les files d'attente ayant été trop longues bien que l'heure de fermeture des bureaux de vote ait été fixée à 22h. C'est pourquoi la commission électorale a annoncé qu'elle mènerait une enquête sur plusieurs dysfonctionnements dans les bureaux de vote, ce qui pourrait remettre en cause certains résultats.Rappelons que, lors des dernières élections législatives de 2005, le vote postal avait débouché sur plusieurs allégations de fraudes, notamment à Birmingham, où six membres d'un council (autorité locale) ont été condamnés. L'OSCE a même envoyé une équipe de dix observateurs pour ce scrutin et devrait prochainement rendre un rapport.Des moyens nombreux et parfois insolites avaient été mobilisés pour attirer les électeurs. Ceux-ci ont pu voter dans les lieux les plus inattendus, comme l'Anglesea Arms, un pub du quartier chic de South Kensington à Londres. Outre de nombreux pubs et églises, un salon de coiffure, des châteaux, des supermarchés, une vieille caravane et même une station de pompage avaient été réquisitionnés dans le pays. A ces détails d'ordre technique s'ajoute le fait que le système politique britannique n'est pas des plus ordinaires. Il fonctionne sans Constitution écrite. Il est doté d'un Parlement actif et central, d'un Exécutif contrôlé mais efficace et de majorités stables. Malgré l'évolution de la mondialisation, des différences idéologiques importantes demeurent entre les deux partis dominants qui restent crédibles car ils savent renouveler et rajeunir leur personnel politique. Le tout est scruté par une presse qui a fait ses preuves.En ce qui concerne les résultats, les législatives n'ont, comme prévu, permis à aucun des trois leaders politiques d'obtenir la majorité absolue. Résultat, tout le monde est déçu. Le parti de David Cameron ne pourra pas gouverner seul ; celui de Gordon Brown essuie sa plus sévère défaite depuis des décennies ; enfin, le parti de Nick Clegg n'a pas concrétisé sa popularité par les urnes. Les scénarios possibles La prochaine étape sera donc faite de négociations et de tractations entre les partis. Le Parti conservateur a échoué à décrocher une majorité absolue et ne peut donc prétendre former automatiquement un gouvernement. Les conservateurs remportent 291 sièges (+92), les travaillistes 237 (-86) et les libéraux-démocrates 51 (-6). Ce serait le pire revers des travaillistes dans les suffrages depuis 1983. Une défaite qui n'empêche pas les travaillistes d'annoncer leur intention de tenter de se maintenir au pouvoir grâce à une coalition avec les libéraux-démocrates et ce, malgré la victoire en sièges et en voix du parti conservateur. A noter que, pour la première fois, une écologiste va siéger aux Communes. Le parti d'extrême droite BNP n'est pas parvenu à faire élire un député.Selon Hansard Society, un centre de recherche indépendant, les scénarios possibles dépendent de trois variables : l'arithmétique électorale, les conventions constitutionnelles et la pression des médias et de l'opinion publique. En tout cas, l'absence de majorité absolue ferait craindre l'aboutissement à un «Parlement bloqué» (Hung Parliament). Le premier depuis 1974. D'où le recours à de longues tractations avec les libéraux-démocrates qui représentent la minorité de blocage.En l'absence de Constitution écrite, les conventions veulent que le Premier Ministre sortant, Gordon Brown, tente en premier de former un gouvernement, sauf s'il estime ne pas pouvoir y parvenir et doit donc démissionner. Le problème est que l'alliance entre le Labour et les libéraux-démocrates disposerait de plus de sièges (316), sans toutefois décrocher de majorité absolue (326). Clegg avait suggéré pendant la campagne qu'il pourrait accepter de travailler avec le Labour, mais aurait du mal à collaborer avec le Premier Ministre sortant. Les conservateurs, dans l'opposition depuis 13 ans, contestent vivement ce droit, prévu par les institutions, en estimant tirer du vote populaire la légitimité à gouverner. Le deuxième scénario est une alliance entre conservateurs et libéraux. Nick Clegg a d'ailleurs fait connaître sa préférence en disant que les conservateurs, ayant obtenu le plus de voix et de sièges, sont les plus légitimes à gouverner le Royaume-Uni. Le message a été bien reçu par le leader des tories puisque David Cameron a annoncé qu'il était prêt à offrir un accord «large, ouvert et global» de partage du pouvoir aux libéraux-démocrates. Un accord entre les conservateurs et les libéraux-démocrates semble donc en bonne voie.Au lendemain des élections, un autre scénario n'est pas à exclure pour le Hung Parliament. Car, en 1974, le gouvernement de coalition avait été contraint de démissionner six mois après les élections législatives. En revanche, le scénario exclu est celui d'une «grande alliance» entre Labour et tories. Pareil montage, éprouvé en Europe, n'a été expérimenté qu'exceptionnellement en Grande-Bretagne, lors des deux guerres mondiales et du krach de 1929. Entre la crise mondiale et l'effondrement de la Grèce, les élections législatives ne pouvaient pas ne pas être marquées par les pressions économiques. La chute de l'économie britannique de 5%, la plus importante depuis la grande dépression des années 1930, a poussé le Fonds monétaire international (FMI) à revoir ses prédictions de croissance pour 2011 à la baisse, de 2,7 à 2,5%, dans son rapport publié en avril 2010. Le taux de chômage a atteint 8%, une proportion inégalée depuis septembre 1996. Le contexte économique Pour Catherine Mathieu (économiste senior à l'OFCE, le Centre de recherches en économie de sciences pour le Royaume-Uni), l'économie nationale a connu une montée des déficits très importante depuis la crise (12% du produit intérieur brut). Le fait que le Royaume-Uni ne fasse pas partie de la zone euro est perçu comme une force et une faiblesse. Une faiblesse dans la mesure où le pays, attaqué par les marchés, serait seul à leur faire face. Une force dans la mesure où cela permet beaucoup plus de souplesse. «La Banque d'Angleterre a la possibilité de racheter des titres publics, contrairement à la Banque centrale européenne dans le cas de la Grèce.»D'ailleurs, la livre a perdu un quart de sa valeur depuis la crise, ce qui a été une bouffée d'oxygène pour relancer les exportations. Les travaillistes ont considérablement renforcé l'action publique. Le système de santé entièrement étatisé ne mobilisait que 5,2% du PIB en 1997, contre 8,7% du PIB en 2010, soit une hausse de deux tiers en treize ans. La même tendance est observée dans l'éducation, où l'effort de l'Etat était tombé à 4,5% du PIB pour remonter cette année à 6,2%, en hausse de 38%, et dans les transports où les dépenses publiques sont passées de 0,8% du PIB à 1,5% du PIB, un quasi-doublement.Même si la dette publique britannique était assez faible, relativement aux autres pays européens, les analyses ne sont pas optimistes pour autant, pour la raison que cette situation est en train de changer. La dette s'est, en effet, envolée de façon spectaculaire avec la crise : alors qu'elle ne pesait que 44% du PIB en 2007 (contre 64% en France), elle aura doublé en 2011, à 88%, selon la Commission européenne. Emmanuel Kessler évoque d'autres signes alarmants, en parlant du déficit qui atteint 11% du PIB, de la longue et forte récession britannique face à une remontée timide et surtout des conséquences de la crise sur les deux piliers de l'économie, la finance et l'immobilier, qui représentaient plus de 20% des emplois. Les travaillistes ont voulu que Londres continue d'attirer les cadres de la finance et les grandes fortunes du monde entier, en maintenant un régime fiscal particulièrement favorable. La spéculation s'y est retrouvée en terrain conquis. Ainsi, alors que les prix de l'immobilier s'étaient accrus de 66% dans la zone euro entre 1999 et 2008, de 133% aux Etats-Unis entre 1999 et 2007, ils ont flambé de 158% au Royaume-Uni, conduisant du même coup à un endettement moyen des ménages britanniques de 154% de leur revenu disponible en 2008, contre 93% dans la zone euro, constate Guillaume Duval.Les experts se tournent vers l'industrie qui représente 13% du PIB, en grande partie grâce au pétrole et au gaz de la mer du Nord. Depuis les années 1970, des gisements de pétrole et de gaz sont exploités. Jusqu'en 2005, le pays a ainsi produit chaque année plus de pétrole qu'il n'en consommait, devenant même un exportateur de taille significative durant les années 1980 et 1990. La production de gaz britannique a, elle aussi, suivi, jusqu'à l'envolée de la consommation domestique. Cette autosuffisance représente donc un avantage très substantiel pour l'économie britannique. Or, ces gisements s'épuisent et leur production recule rapidement. Pour conclure, The Economist compare la turbulence économique traversée par le Royaume-Uni à celle vécue par le Japon lors de la crise bancaire des années 1990. Le vote des musulmans Les musulmans sont moins de deux millions au Royaume-Uni, mais les experts s'attendent à ce que leur vote soit déterminant aux élections générales dans certaines circonscriptions. Bradford compte 486 000 habitants dont 17% sont musulmans. 45 000 habitants de Bradford sont Pakistanais. On dénombre 66 000 Pakistanais à Birmingham. Il existe quatre écoles musulmanes dépendant du secteur public et beaucoup d'écoles privées musulmanes. A l'issus des élections de 2000, on comptait plus de 200 conseillers municipaux musulmans, deux députés musulmans élus sous l'étiquette travailliste à Birmingham et Glasgow et quatre lords musulmans (dont une femme).Selon Mariam Abou-Zahab, professeure à l'Institut national de langues et de civilisations orientales, près de la moitié de la population musulmane sud-asiatique vit dans l'agglomération londonienne, le reste est concentré dans les villes industrielles des West Midlands et du Yorkshire, notamment dans les villes de Manchester, Birmingham et Bradford. La moitié des Bangladais vivent à Londres, surtout dans le quartier de Tower Hamlets, et viennent en grande majorité de la région de Sylhet dans le nord du Bangladesh. Les communautés pakistanaise et bangladaise ont une population très jeune et des familles nombreuses. Ces communautés vont donc connaître une croissance démographique importante dans les années à venir. Le taux de chômage global des jeunes Pakistanais et Bangladais est proche de 40%, soit quatre fois celui de la population blanche. Beaucoup d'entre eux quittent le système scolaire sans avoir la moindre qualification. Ils fréquentent des écoles dans les quartiers pauvres dont le niveau est inférieur. Cela dit, Mariam Abou-Zahab relève que la Grande-Bretagne offre des possibilités de participation politique aux minorités ethniques qui n'existent nulle part en Europe. Les résidents ayant la nationalité irlandaise ou celle d'un pays du Commonwealth ont le droit de voter et de se présenter aux élections locales et nationales. Ceux qui sont entrés en 1962 ont encore plus de facilités car, à cette époque, les citoyens du Commonwealth qui étaient résidents pouvaient acquérir la nationalité britannique par simple déclaration. Ils votent traditionnellement pour le parti travailliste sans que cela reflète un engagement idéologique mais plutôt parce qu'ils perçoivent que ce parti est celui qui défend leurs intérêts spécifiques, notamment le Cachemire. Bon nombre des Pakistanais résidant en Grande-Bretagne sont originaires de la région de Mirpur au Cachemire. Cette question est vue comme un problème de politique intérieure britannique et des délégations de parlementaires britanniques, dont certains d'origine pakistanaise, se rendent régulièrement en Azad Kashmir (partie pakistanaise du Cachemire) pour des visites très médiatisées. Plusieurs des conseillers municipaux de Birmingham sont régulièrement élus sur une liste Justice for Kashmir (JFK). L'administration étant largement décentralisée, la plupart des problèmes concernant les musulmans sont réglés au niveau local, les autorités locales disposant de pouvoirs importants par rapport à la situation des minorités religieuses.A l'occasion de ces élections législatives, nombre de sites Internet ont été conçus pour inviter les musulmans britanniques à voter massivement lors du prochain scrutin. Le plus connu, relève Hanane Berrai, est «Muslim Vote 2010», qui a été lancé par le Conseil islamique britannique (MCB), et qui cherche à montrer aux musulmans du Royaume-Uni jusqu'à quel point il est vital pour eux d'exercer leur droit démocratique, ne serait-ce que pour contrer la montée de «racistes et islamophobes» représentés par les partis de l'extrême droite.En effet, écrit Hanane Berrai, la concentration des populations musulmanes dans un nombre restreint de villes renforce leur influence. Les voix des musulmans étaient acquises au Parti travailliste, jugé plus compréhensif vis-à-vis de la classe ouvrière et des immigrés, du moins jusqu'à la guerre contre l'Irak, confie Abdelbari Atouane, le directeur du quotidien arabophone Al Qods Al Arabi. Par ailleurs, les musulmans se sont sentis visés par les mesures sécuritaires imposées par le gouvernement travailliste, dont la mise en place de caméras de surveillance et les opérations de fouilles menées par les services de sécurité dans le sillage des attentats terroristes du 7 juillet 2005 à Londres.De ce fait, l'alignement sur les Etats-Unis a beaucoup déçu cette communauté, au profit du parti libéral-démocrate qui semble être le plus proche des questions arabes et musulmanes. Opposé à la guerre contre l'Irak, il demande le retrait des forces britanniques d'Afghanistan, défend la question des droits de l'Homme et dispose en son sein d'un influent groupe de soutien à la cause palestinienne.La question de la place des musulmans prend une dimension particulière dans le contexte qui prévaut. Dans plusieurs pays d'Europe, les débats enflent sur les mesures prises (interdiction des minarets) ou qui sont sur le point de l'être, à l'encontre des communautés musulmanes. D'ailleurs, le secrétaire général de l'Organisation de la conférence islamique (OCI), Ekmeleddin Ihsanoglu, a dénoncé l'intolérance en Europe à l'égard des musulmans et mis en garde contre ses conséquences, devant le Conseil permanent de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Il a notamment fait référence au succès grandissant de partis d'extrême droite et au référendum suisse contre la construction de minarets, qu'il a qualifié d'atteinte à la liberté religieuse. L. A. H.