Peut-on faire un film avec 150 euros, soit 15 000 DA au taux bancaire et 21 000 DA au marché noir ? Posez la question à n'importe quel producteur de cinéma, pompeusement assis au Tontonville ou dans un café de la Rive Gauche. Laissez-le rigoler un bon coup, puis emmenez-le voir Donoma. Un film «qui risque d'ouvrir une nouvelle ère pour le cinéma français», pour reprendre l'expression du réalisateur franco-tunisien Abdellatif Kechiche, et une nouvelle ère pour le cinéma tout court d'ailleurs. Première œuvre d'un jeune trentenaire d'origine Haïtienne, Djin Carrenard, qui a réalisé, filmé, écrit, encadré et monté à lui seul ce long métrage de 133 minutes, diffusé mercredi dernier au Centre culturel français, en même temps, une fois n'est pas coutume, que sa sortie nationale en France. Il faudrait d'ailleurs rendre justice à l'association Project Heurt's qui a «ramené» ce film en Algérie, dans une version antérieure, en juin dernier lors des Rencontres cinématographiques de Béjaia, ce qui a permis qu'il soit diffusé mercredi dernier en présence de «l'héroïne» du film, Salomé Blechmans. Le mérite de Donoma n'est pas seulement de prouver que l'on peut réaliser un film avec si peu de moyens, les nouvelles technologies pouvant facilement rendre cet argument pécuniaire tout à fait caduc. Le véritable mérite de cette œuvre est d'offrir une critique profonde et étonnante de maturité de la relation amoureuse, et plus généralement du rapport à l'autre, dans une banlieue française souvent prétexte à des clichés peu glorieux.Voyons cela de plus près : Donoma est un «film chorale», autrement dit une série de portraits croisés de personnages à la dérive, en proie à la folie ou la solitude, au mutisme ou à la colère, avec pour figure centrale le personnage de Selma, «une sainte des temps modernes», pour reprendre l'expression de l'actrice. Une jeune lycéenne, très aisée mais abandonnée par ses parents et qui a à sa charge une sœur atteinte de leucémie, réfugiée, à l'approche de la mort, dans la religion catholique. Une responsabilité trop lourde à porter pour la jeune femme, qui développe un sens du sacrifice allant jusqu'à se couvrir les cheveux pour ressembler à sa sœur. Voilée donc, comme une sainte, mais réfractaire à la religion, en plein doute existentiel, sous la menace d'un dérèglement mental qui la fait se réveiller avec des stigmates. Nous suivions les tribulations amoureuses de Selma avec Dacio, jeune blanc-bec de banlieue, d'un rang social inférieur, amoureux de son professeur d'espagnol, Analia, femme fatale, dangereuse, qui va jusqu'à transgresser la déontologie du corps professoral en ayant une relation amoureuse avec son élève, dans le but d'assouvir une colère dirigée contre la gente masculine. A coté de cela, l'étrange histoire de Chris, jeune photographe d'origine africaine qui n'a jamais connu l'amour, mais qui a passé sa vie à photographier des couples, à vivre par procuration. Elle s'amourache du premier venu, conclut un pacte avec lui, celui de vivre sa première relation amoureuse sans mot dire, sans jamais parler. L'inconnu en question s'appelle Dama, jeune modèle d'une autre photographe, Leelop, dépendant financièrement de cette dernière, et le vivant très mal.A travers de long plans séquences, serrés, presque étouffants, Djin Carrenard nous plonge dans l'enfer de la relation amoureuse, de son échec, de l'incommunicabilité de la souffrance de chaque personnage. Difficile de saisir ce film d'un coup, tant la charge émotionnelle est grande, l'image est sobre, sans artifices et on le comprend aisément, vu les moyens dérisoires de l'équipe. Mais cette indigence est mise à profit par la réalisation, elle devient un atout puissant, un gage de simplicité, laissant une grande place à l'improvisation chez les acteurs, devenant un prétexte aux longs silences, plus significatifs que la parole amoureuse, rendue dérisoire. Nous passons successivement par une série de tableaux, de situations souvent inextricables et tragiques. Le paroxysme de film est atteint avec le délire mystique de Selma. Elle est à la poursuite d'une ombre, d'un potentiel sauveur, en réalité un jeune skinhead qui prie tout les jours dans le RER. Le retrouvant, mais comprenant qu'il n'est pas une réponse à ses questionnements, elle sombre définitivement dans la folie, croit-on, mais Djin Carrenard laisse planer le doute, Selma est peut être vraiment une sainte, ses stigmates sont peut être, comme au moyen âge, un cadeau du ciel. Nous ressortons de Donoma avec un sentiment étrange, celui d'avoir partagé, presque comme des voyeurs, une intimité à laquelle nous n'avions pas droit. Il est rare de voir un film aller aussi loin dans l'exploration des relations humaines. Ces français ne savent plus se parler, l'individualisme a ouvert une brèche qu'il sera difficile de combler. C'est peut-être le sens de la «guérilla» qu'a mené fabuleusement le réalisateur contre une industrie cinématographique déshumanisée par l'argent et ses faux semblants.A l'heure des budgets faramineux du cinéma, le jour se lève (traduction en langue sioux du titre du film) sur une œuvre pionnière. Longue vie à elle.