«La honte de la Ve République», titre cette semaine Marianne. La profonde indignation de ce magazine républicain-souverainiste est résumée par des mots francs, par son fondateur Jean-François Khan : «Pour la première fois depuis soixante-cinq ans, nous avons entendu, dans la bouche d'un président de la République encore en fonction, un discours ouvertement pétainiste. Non pas d'alignement sur le Front national, mais de débordement du Front national sur sa droite.» L'extrême-droitisation du discours électoral, déjà d'extrême-droite en 2007, par bien des aspects, donne aujourd'hui des couleurs plus vives au projet de conquête du pouvoir du FN, fondé sur trois étapes successives : dédiabolisation, intégration et hégémonie. La dédiabolisation, c'est fait. Le FN, qui porte toujours le bleu marine, est désormais «marinisé», c'est-à-dire qu'il a les traits et les cheveux blonds de Marine le Pen, vedette désormais banale des plateaux de télés, des studios de radios, des colonnes de la presse écrite et du Web. L'intégration, est déjà entamée. Cette stratégie, inspirée de Bruno Mégret, l'ancien bras droit de Jean-Marie Le Pen, est solidement confortée par l'influence décisive de Patrick Buisson, conseiller spécial de Nicolas Sarkozy. Buisson, n'est pas seulement un grand spécialiste des sondages et le gourou franc-maçon de Nicolas Sarkozy. C'est un idéologue pur, un maurassien féru d'histoire, nostalgique de la grandeur passée de la France, qui rêve d'y créer un grand parti nationaliste et populaire auquel ont songé à la fin du 19e siècle le général Boulanger et le député d'Alger Pierre Drumont, relayés plus tard par les Ligues d'extrême-droite des années 1930, le maréchal Pétain, Pierre Poujade, Tixier-Vignancourt et Jean-Marie Le Pen. C'est à Buisson, véritable stratège du succès présidentiel de 2007, que la France doit la fin, hautement symbolique, du gaullisme. Celle-ci est signée avec la remise en grande pompe élyséenne de la grand-croix de la Légion d'honneur au commandant Hélie Denoix de Saint-Marc, grande figure de l'OAS qui avait comploté contre le général de Gaulle et est ainsi réhabilité en recevant la plus grande des distinctions républicaines. L'intégration dans la République après l'habilitation démocratique du FN, passe par la destruction de la droite républicaine et la recomposition d'une nouvelle droite où le FN «marinisé» serait la colonne vertébrale. C'est pourquoi Marine Le Pen et sa garde rapprochée politique souhaitent la victoire de François Hollande. Une défaite de Sarkozy le 6 mai favoriserait à terme l'implosion de l'UMP et susciterait une dynamique de défaite de l'UMP aux législatives de juin, offrant ainsi au FN la possibilité de disposer pour la première fois d'un groupe parlementaire. L'hégémonie d'un FN qui optera prochainement pour un sigle de normalisation est en marche. Sous l'impulsion irrésistible de Buisson, Sarkozy emprunte systématiquement au FN ses thèmes, non pas en braconnant sur ses terres de prédilection, mais en leur conférant désormais une légitimité républicaine. A fronts renversés, cette stratégie qui avait permis de faire les poches électorales du FN en 2007, a contribué à le hisser en 2012 à un niveau d'influence et d'ancrage populaire inédit. Depuis le 22 avril, le FN est à présent la troisième force d'extrême-droite en Europe, juste derrière le Parti du Peuple suisse et le Parti du Progrès norvégien. Si elle n'est pas la raison exclusive de la montée en puissance et en respectabilité du FN, cette stratégie d'apprenti-sorcier l'a beaucoup amplifiée. Il est vrai que le vote pour Marine Le Pen, perçu comme une expression de crise, de révolte et de rejet, est aussi un vote de conviction et d'adhésion. Le vote de ces français invisibles est mûrement réfléchi et est motivé par des logiques de vie : perte de pouvoir d'achat, chômage, appauvrissement, précarisation et insécurité. La recomposition de l'électorat français a donc accompagné la recomposition sociale et économique des territoires. La majorité des catégories populaires, dont un électorat ouvrier qui votait à gauche, se retrouve désormais loin des 25 premières villes françaises. 60% de la population vit désormais en zones rurales et périurbaines, là où Marine Le Pen a réalisé ses meilleurs scores. Dans ces zones d'insécurité économique et d'insécurité physique, la carte électorale recoupe celle des territoires où l'on retrouve les populations les plus exposées aux ravages de la désindustrialisation de la France, de la mondialisation et de la crise financière. Depuis Boulanger (1898), à chaque fois, la mobilisation républicaine a pu triompher des extrêmes dès lors que le pire n'épousait pas la géographie et l'économie. Ce fut le cas avec la victoire en 1902 du Bloc des gauches qui a abouti à la loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat. On pense encore au triomphe du Front Populaire en 1936. Egalement à la défaite du poujadisme avec l'arrivée au pouvoir du général de Gaulle en 1958. Mais cette fois-ci, l'extrémisme a un visage plus humain, un ancrage territorial et un socle électoral, après sa banalisation démocratique et son habilitation républicaine par une droite «buissonnière» tellement «décomplexée» qu'elle court, ventre à terre, derrière les électeurs du FN. Dans cette course à l'échalote électorale, le pire de la politique a aujourd'hui deux visages. D'abord, celui d'un druide sondagier nommé Buisson, qui rêve d'un Etat-Nation où la démocratie serait une relation directe, sans corps intermédiaires, entre le peuple et le monarque républicain absolu. Ensuite, celui d'un roitelet républicain qui professe une seule religion, celle du marketing électoral. Un merchandising cynique qui a transformé la politique en hypermarché où les produits et les clientèles ont chacun leurs rayons propres, avec, au gré des circonstances et des sondages, des têtes de gondole. N. K.