Pour se lancer dans l'exploitation des gaz de schiste, mieux vaut avoir la mentalité de la tortue plutôt que celle du lièvre. A l'heure où les cours du gaz sont au plus bas, les actionnaires de Royal Dutch Shell doivent se résigner à attendre patiemment que le rachat de la société gazière américaine East Resources, annoncé vendredi 28 mai, pour 4,7 milliards de dollars (3,8 milliards d'euros), porte ses fruits. La ruée vers le gaz a déjà coûté beaucoup d'argent aux grands groupes. En principe, le fait que le marché actuel soit plutôt défavorable aux producteurs devrait leur permettre d'acquérir de nouveaux actifs à moindre frais. La nouvelle génération de techniques d'extraction qu'on appelle le "fracking" a rendu exploitables quelque 17 443 milliards de mètres cubes et fait baisser les cours. Le gaz se négocie aujourd'hui à tout juste 4 dollars pour un million d'unités thermiques britanniques (soit 13,60 dollars pour un mégawattheure), c'est-à-dire au tiers du prix record de 2005. Si l'on en croit les courtiers en contrats futurs, le prix restera au-dessous de la barre des 6 dollars au cours des prochaines années. Certes, mais comme les grandes compagnies manifestent toutes une envie irrépressible de rapatrier leurs activités sur un territoire américain tellement plus sûr, les candidats au rachat d'actifs spécialisés dans la production de gaz sont toujours nombreux. Ainsi, le prix de 4 500 dollars l'acre que Shell a accepté de payer pour mettre la main sur la parcelle détenue par East Resources sur le site de Marcellus Shale est un peu élevé au regard des transactions récentes, mais pas excessif. Le gisement de Marcellus Shale, qui s'étend sur les Etats de Pennsylvanie et de New York, donne accès à l'énorme marché de la côte Est. Le groupe a aussi acheté des parcelles dans l'Eagle Ford Shale, au Texas, une zone dont on considère aujourd'hui qu'elle deviendra le tout premier site d'exploitation de gaz de schiste aux Etats-Unis. L'intérêt soutenu pour ces gaz montre qu'il n'existe que très peu de pistes alternatives. A l'heure où la plupart des réserves mondiales de pétrole sont sous le contrôle d'Etats ou de compagnies nationales, les sociétés privées ont dû se rabattre sur les eaux profondes et sur les sables bitumineux. En décidant de suspendre les forages en eaux profondes dans le golfe du Mexique à la suite des déboires de BP, l'administration Obama vient de fermer une voie prometteuse, du moins pour un temps. D'après les études de Barclays Capital, Shell est le groupe qui prête le plus d'attention au renouvellement de ses ressources : en 2009, le groupe est allé jusqu'à remplacer l'équivalent de 288 % de ses réserves, quand la moyenne a été de 124 % sur l'ensemble du secteur. Mais au fur et à mesure que l'éventail des possibilités se réduit, Shell et tous ses concurrents voient leurs marges de négociation s'amenuiser. BP, Shell, Exxon Mobil ou encore Total : les majors pétrolières investissent les unes après les autres massivement dans les très prometteurs gisements de gaz non conventionnel aux États-Unis. La production de gaz de schiste a connu une évolution exponentielle en trois ans aux États-Unis, qui sont devenus en 2009 le premier producteur mondial de gaz naturel devant la Russie! Ce bouleversement s'explique par la maîtrise récente de la technique de fracturation de la roche (indispensable pour extraire ces gaz piégés dans des microfissures) et du forage horizontal. "En un an, East Resources a triplé sa production sur les concessions que Shell vient de racheter", explique Bob Gellon, directeur de recherche chez le consultant américain IHS Herold. Les gaz non conventionnels (gaz de schiste, gaz de réservoir compact et gaz de houille) devraient représenter 64% de la production de gaz naturel des États-Unis en 2020, contre 42% en 2007 selon le consultant ICF. Le Norvégien Statoil et l'Italien ENI ont aussi acquis des concessions dans le gaz de schiste, détenues par des compagnies américaines de taille moyenne. Seul Chevron boude ces shale gas pour l'instant, note Bob Gellon. Total est présent sur ce secteur d'avenir depuis son investissement de 2,25 milliards de dollars dans une coentreprise avec Chesapeake Energy au Texas.