Par Amaria Benamara, correspondance à Alger — 8 juillet 2019 Libération.fr Sur le trottoir de l'avenue Didouche-Mourad, au cœur d'Alger, un jeune homme est poussé à terre par des policiers. Il est ensuite roué de coups par plusieurs agents en uniforme et finit sur la civière d'une équipe de street medics, en se tordant de douleur. Ces scènes de brutalités policières, très relayées en ligne ces dernières semaines, montrent la recrudescence des violences contre les manifestants et indignent de plus en plus les Algériens. Depuis le début de la contestation antirégime, le 22 février, la conduite des manifestants est placée sous le mot silmiya («pacifique»). «Ce n'est pas une nouveauté. Ce sont des faits que nous subissons depuis vingt ans. A chaque rassemblement pacifique, c'est monnaie courante de finir au commissariat», explique Hakim Addad, militant de la première heure, plusieurs fois arrêté pour avoir tenu le pavé devant la Grande Poste, place privilégiée de la contestation dans le centre de la capitale. Le quinquagénaire, les yeux d'un bleu profond et les cheveux poivre et sel taillés de près, a assuré la présidence du Rassemblement action jeunesse (RAJ), une association citoyenne, jusqu'en 2010. Aujourd'hui, il est le cofondateur du collectif «Soutien vigilance au mouvement du 22 février». D'une voix posée, il revient sur le récit de son arrestation : «Ils m'ont repéré alors que je marchais en direction du rassemblement. Ils m'ont frappé, les coups pleuvaient. D'autres ont aussi été arrêtés.» C'était le 13 avril. Ce jour-là, quatorze personnes, dont quatre femmes, sont emmenées au commissariat de Baraki, à une trentaine de kilomètres de la capitale. «On prenait juste un café en terrasse, on nous a emmenées à Baraki. On nous a dénudées et nous avons subi des attouchements sexuels. On nous a libérées plus tard vers une heure du matin», relate Hania, jeune militante qui a depuis déposé plainte, ainsi que les trois autres femmes présentes ce jour-là. Cet acte, perçu comme une tentative d'intimidation des femmes pour les dissuader de manifester, a choqué l'opinion publique. L'affaire est en cours. «Baraki est à 20 bornes d'Alger alors que les arrestations ont lieu dans le centre-ville où il y a d'autres commissariats. Avec cet éloignement, l'accès à l'aide devient plus difficile. Cela participe de l'intimidation. C'est une vieille pratique», explique Hakim Addad. Les arrestations multiples de ces dernières semaines sont dénoncées par la société civile et les organisations de défense des droits, à l'instar d'Amnesty International qui appelle à la libération des détenus. La même revendication était au cœur des manifestations du vendredi 5 juillet, également 67e anniversaire de l'indépendance algérienne. Un jour particulièrement émouvant pour les Algériens qui commémorent leur première fête nationale en vingt ans sans Abdelaziz Bouteflika, qui avait instrumentalisé l'événement et privatisé sa mémoire à des fins politiques. Il y a quinze jours, le chef d'état-major de l'armée, Ahmed Gaïd Salah, a interdit de brandir dans les rassemblements tout autre drapeau que l'emblème national rouge et vert. Le vendredi d'après, toutes les personnes qui portaient des drapeaux amazigh (l'emblème berbère) ont été ciblées par la police. Hania fulmine : «Ils ont réussi à me rendre paranoïaque. Je regarde derrière moi quand je marche dans la rue. On embarque pour un drapeau des jeunes filles de 19 ans. Que des gens se retrouvent en prison pour ça, c'est grave !» Pour l'heure, difficile de connaître de façon précise le nombre de personnes mises en détention provisoire pour avoir agité le mauvais drapeau ou crié un slogan antisystème. On peut estimer néanmoins à plusieurs dizaines les hommes et les femmes emprisonnés pour «atteinte à l'unité nationale», une mesure censée être une exception du droit. «Les autorités ont recours à l'article 79 du code pénal avec une interprétation large du principe d'atteinte à l'unité nationale alors qu'il ne fait référence à aucun emblème. C'est un prétexte pour réprimer et affaiblir le mouvement populaire», dénonce Mahmoud Rechidi, secrétaire général du Parti socialiste des travailleurs (PST). Face à l'accroissement du nombre d'interpellations, il a fondé, début juin, avec d'autres militants, le Réseau contre la répression et pour la libération des détenus d'opinion, chargé «d'organiser la solidarité et de centraliser les informations». «Il y a entre 36 et 38 détenus à Alger. Cinq sont passés hier devant la chambre d'accusation de la cour d'Alger et sont maintenus sous mandat de dépôt. Dix autres personnes sont jugées ce mercredi pour avoir brandi un emblème de leur algérianité», alerte Mahmoud Rechidi. Son réseau, qui recense des avocats, journalistes, artistes et militants de terrain, assiste les détenus et leur famille dans les tribunaux. LIRE AUSSI Dialogue national algérien : la rue et l'Etat en lutte libre Au sein des partis d'opposition et des associations, les voix se multiplient pour mettre en garde contre le durcissement des autorités à l'égard du mouvement populaire. «Aucune négociation ne se fera avant la libération des détenus d'opinion, c'est un préalable à toute discussion», prévient Hakim Addad, citant le cas le plus emblématique, celui de Lakhdar Bouregaâ, un célèbre moudjahid de la guerre d'indépendance algérienne, arrêté le 29 juin. Face à la contestation qui ne dégonfle pas, l'homme fort du pays, le général Ahmed Gaïd Salah, a défendu jusqu'au bout l'option du processus institutionnel. C'est lui qui a insisté sur l'organisation de l'élection présidentielle dans les trois mois après la démission du président Bouteflika le 2 avril. Initialement prévu au 4 juillet, le scrutin a finalement été annulé, faute de candidatures à la date limite du 25 mai, car les Algériens ont largement boycotté l'idée même d'une élection sans un changement du système. Ce mardi 9 juillet, le mandat du chef de l'Etat par intérim, Abdelkader Bensalah, expire. Et le pays est à nouveau plongé dans un vide constitutionnel. A travers une réponse qualifiée de répressive par les médias algériens, le pouvoir actuel cherche avec difficulté une porte de sortie. Le mouvement populaire, quant à lui, s'organise et maintient la pression pour la mise en place d'une assemblée constituante chargée d'assurer une transition politique pacifique.Amaria Benamara correspondance à Alger