Yasmina Khadra a connu un parcours atypique. Je ne vais pas reprendre ce que lui-même a relaté dans L'écrivain, édition Pocket, 2003. Néanmoins, à titre de rappel, Mohamed Moulessehoul a été commis d'office à la carrière militaire par un père lui-même actif dans ce corps. À neuf ans, on n'a pas encore entamé l'aventure de la vie que notre écrivain se retrouve bidasse, loin de la chaleur familiale et soumis à une discipline martiale. C'est qu'il faut forger le corps et l'esprit des futurs cadres de l'armée algérienne. Comme il le dit lui-même, Mohamed Moulessehoul est quelque part réfractaire à ce régime ; il lui préfère les interminables lectures de livres (romans et autres) qui ont, à coup sûr, généré cette furieuse envie d'écrire. Il le dit sans détour : très tôt, il voulait être écrivain. Il a même tâté de la poésie, un genre dont le raccourci vers l'image et la sonorité prennent le pas sur la narration d'une histoire. Cette envie inextinguible l'a poussé à écrire des romans et signer de son vrai patronyme. Or, il fallait à Moulessehoul une autorisation de sa hiérarchie ; ce n'est pas simple à l'avoir. Or l'écrivain, quel qu'il soit, doit disposer de la totale liberté dans ses choix d'écriture et l'opportunité de l'édition. Ce qui n'était pas évident pour notre écrivain. Sa passion des mots a, tout de même, fait en sorte qu'il a réussi, vaille que vaille, à éditer des romans passés inaperçus en leur temps. En créant le commissaire Llob, écrit incognito, c'était dans les années 80, si ma mémoire est bonne, il commençait à attirer l'attention des lecteurs avertis. À l'époque déjà, on disait que ce « polariste » était une femme. C'est à partir de là que Mohamed Moulessehoul s'écarte, laissant le beau rôle à Yasmina Khadra. Quelle idée, diantre, de choisir comme pseudonyme les prénoms d'une femme, la sienne, selon Moulessehoul. Dans cette partie de sa vie, Khadra voulait échapper à la censure, à la hiérarchie et aux tracas de la discipline. Je vous rassure, Khadra n'a aucune gêne à porter, avec fierté, ce nom de femme-écrivain. Ceci est un témoignage personnel. Il avoue être, au contraire, honoré de signer de ce patronyme. Puis, appelez-le « Yasmina », il vous répondra ; appelez-le « Khadra », il répondra. En ce sens, il n'y a aucune ambiguïté dans sa tête. Il assume. Il assure. Et signe des dix doigts de la main. Libéré de ses obligations professionnelles, Khadra se libère – en même temps — de toutes les contingences scripturaires. La route est ouverte devant lui. Il peut, à loisir, écrire sa légende. Il a su l'asseoir, cette légende. Pour moi, il est une légende. De son vivant. Il n'y en a pas beaucoup qui arrivent à ce niveau. J'ai en mémoire Romain Gary, double lauréat du Goncourt, avec deux patronymes différents. C'est ainsi que Khadra ne laisse personne indifférent. Et ses fans-lecteurs. Et ses détracteurs. Et il y en a une masse. Khadra a connu tous les coups de bâton. Il y a d'abord cette « tare » (je le dis sans mépris) d'avoir été militaire. Pour des saintes-nitouches de la littérature, ceux qui défoncent des portes ouvertes, comme si un militaire ne pouvait pas avoir la fibre littéraire, Khadra est « un envoyé spécial » des militaires, d'autant que nous étions dans les années 90, où certains « avocats des pauvres » ont tenté d'enfoncer le clou dans la casquette de Mohamed Moulessehoul, désormais retraité de l'armée ; sans pour autant que ce dernier ait renié cette appartenance ; mieux encore, il a su défendre celle-ci, notamment en France, du temps où certains esprits chauvins lui déniaient le droit de parler et d'écrire. Puis, certaines têtes mauvaises à souhait, ici et ailleurs, ont crié sur tous les toits que Khadra n'était pas l'auteur de ses romans. Rien que ça ! Le talent rend suspect. Et la célébrité génère des jalousies morbides. Sansal a connu ça. Daoud, aussi. Même assassiné, Djaout a connu l'insulte. En Algérie, il est interdit de sortir du lot. Dès qu'une tête dépasse, hop, elle est coupée. Feraoun n'a pas échappé à la vindicte des siens. Mammeri, non plus. Kateb. La liste est longue. Voilà donc que Khadra n'est pas l'auteur de ses romans ; c'est sa femme qui lui écrit ses textes. Quand je lui ai rappelé cette sottise, Khadra a rigolé un bon coup. C'est ainsi que réagit ce brillantissime auteur. Il écarte d'un revers de main ces insanités et autres paroles de mégères. Il est dit aussi que Khadra ne sait pas parler, qu'il ferait mieux de se contenter d'écrire. Personnellement, je considère que l'éloquence qu'il déploie dans son écriture suffit à me faire aimer cet écrivain. Il excelle dans les romans. Il excelle dans les polars. Il excelle dans les récits. Il excelle dans d'autres genres, comme cette déclaration qu'il fait au désert, dans Ce que le mirage doit à l'oasis, édition Flammarion, 2017. Il n'y a pas que ça ! On dit de lui également qu'il est égocentrique, qu'il s'élève au-dessus de son pays natal, qu'il réédite la fable de la grenouille qui... Ce que ces gens-là ignorent, la grenouille a éclaté avant d'atteindre son but. Et que Khadra est toujours présent, un des rares écrivains algériens à connaître cette régularité, sur la scène littéraire mondiale. Dans Le sel de tous les oublis, édition Casbah, 2020, Khadra nous fait vivre deux situations philosophiques, celle de la complexité de l'homme face à ses démons (amour, passion, errance, entêtement) et celle de l'homme-loup face à ses semblables. L'instituteur consacre la fuite en avant, l'abandon de soi et l'errance hors de la société, une fois que sa femme le quitte pour un autre. Ici se joue le drame à l'échelle humaine d'un être social qui perd sa boussole et sa raison d'être. Pour une fois que la femme quitte l'homme, il faut le souligner. Sur un autre registre, un ponte du système broute tout ce qui lui tombe sous les dents. Cet aspect du roman symbolise, totalement, cette oligarchie qui a ruiné le pays. Ce roman prend en charge les « damnés de la terre », en l'occurrence le fermier, la hogra personnifiée par le responsable du parti et l'espoir incarné par l'instit, ici vu sous le prisme de l'intellectuel, un peu rêveur, un peu sceptique, un peu Don Quichotte sur les bords. En tout état de cause, avec sa verve habituelle, Yasmina Khadra nous fait revivre les premières années de l'indépendance, quand la rapine a commencé à montrer ses crocs, au moment où le peuple, naïf jusqu'à l'os, criait sa joie dans les villes et villages algériens. Y. M.