De Tunis, Mohamed Kettou Pour les Tunisiens, la nuit du 25 au 26 juillet a été longue. Le chef de l'Etat, Kaïs Saïed, a provoqué un séisme tenant en éveil tous les citoyens du pays. En effet, au soir d'une journée marquée par de nombreuses manifestations animées, en majorité, par la jeunesse, le président de la République est apparu à la télévision pour annoncer des mesures inattendues et d'une grande importance pour l'avenir immédiat de la Tunisie. C'était au terme d'une réunion tenue dans la soirée en présence des hauts responsables de l'armée et de la sécurité. Au cours des multiples manifestations, le peuple demandait la dissolution du Parlement et le départ du gouvernement Mechichi. Mais, le chef de l'Etat, par «respect» de la Constitution, n'a pu exaucer ses vœux qu'à moitié. Ainsi, il a, notamment, décidé de geler, durant 30 jours, toutes les prérogatives du Parlement, le limogeage de Hichem Mechichi et la désignation d'un nouveau chef de gouvernement qui sera responsable devant le président de la République. Depuis dimanche dernier, dès la soirée, tous les députés ne jouiront plus de l'immunité parlementaire, les textes de loi seront promulgués par décrets présidentiels. Il a, également, décidé de placer le ministère public sous sa présidence pour suivre en personne les affaires dans lesquelles sont impliqués certains députés. Malgré le confinement et le couvre-feu, les citoyens sont sortis dans toutes les villes en groupes ou en voitures pour exprimer leur joie et leur satisfaction des décisions, longtemps attendues par un peuple qui vit toutes les souffrances sur les plans économique et social sans parler des effets néfastes de la pandémie de coronavirus. Même le chef de l'Etat a choisi de se mêler à la foule en liesse jusqu'à une heure tardive sur la principale avenue de la capitale. C'est la première réaction. Elle était populaire. Quant à celle des partis politiques, elle a été exprimée, rapidement, par l'ancien chef de gouvernement, le nahdhaoui Ali Laârayedh. Pour lui, c'est un coup d'Etat contre les institutions et une violation de la Constitution. Son patron Rached Ghannouchi est allé dans le même sens en accusant Saïed d'avoir «fomenté un complot contre la révolution et la Constitution». Même le parti Attayar (courant démocratique), qui était en faveur des manifestations, a affiché son refus de ces mesures comme c'est l'avis de la plupart des hommes politiques. À ce propos, la Constitution leur donne raison. En effet, l'article 80 de la Constitution, sur lequel s'est fondé Kaïs Saïed pour réunir tous les pouvoirs entre ses mains stipule : «En cas de péril imminent menaçant les institutions de la Nation, la sécurité et l'indépendance du pays et entravent le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, le président de la République peut prendre les mesures nécessaires par cette situation exceptionnelle.» Toutefois, ce même article ne l'autorise pas à dissoudre le Parlement qui est «considéré en état de réunion permanente». Il ne peut, non plus, toucher au gouvernement. Pour contourner cette interdiction, Kaïs Saïed n'a pas dissous l'Assemblée mais a gelé toutes ses prérogatives tout en levant l'immunité dont bénéficient les députés. Qui plus est, il a mis en garde ceux qui oseraient recourir à la violence armée pour faire échec à sa politique. Pour les observateurs, la menace s'adresse au parti islamiste dont l'un des faucons, Noureddine Bhiri, avait, dans la journée, tenu des propos vulgaires à l'encontre de ceux qui avaient saccagé les sièges de son parti dans plusieurs villes du pays. Il a dit clairement : «Vous allez le payer cher.» Cette phrase n'a pas échappé au président de la République qui compte régler ses comptes avec Ennahdha. Y parviendra-t-il ? De quoi sera fait demain ? Conséquence de ces décisions, des instructions ont été données pour plus de fermeté à la police des frontières. Selon le média Tunisie numérique, qui cite des sources informées, Ghannouchi et 64 députés sont frappés d'interdiction de quitter le territoire national. Depuis son accès à la magistrature suprême, Kaïs Saïed règne sans gouverner. Aujourd'hui, il a réuni les deux tâches. Pour combien de temps ? Puisque le gel du Parlement est limité à un mois. Côté médias, toutes les chaînes tunisiennes, mis à part une seule, étaient «out» comme si l'événement ne les concernait pas. Après avoir diffusé le discours du Président, la chaîne nationale a omis de tenir au courant les téléspectateurs sur l'évolution de la situation sur le terrain. Une seule chaîne y a pensé pour que le peuple vive les réactions populaires dans les diverses villes du pays. In fine, Kaïs Saïed aura opté pour la légitimité populaire aux dépens de la légalité constitutionnelle. A-t-il tort ou raison ? En l'absence d'une cour constitutionnelle, il demeure le seul habilité à interpréter la Constitution. A-t-il agi dans le bon sens ? C'est la question que tout un chacun se pose en attendant de voir de quoi sera fait demain. M. K. Le Président Tebboune reçoit un appel téléphonique de son homologue tunisien Tebboune, a reçu, lundi, un appel téléphonique de son homologue tunisien, Kaïs Saïed, durant lequel a été évoquée la situation en Tunisie, a indiqué un communiqué de la présidence de la République. «Le président de la République, M. Abdelmadjid Tebboune, a reçu, lundi, un communiqué de son frère Kaïs Saïed, président de la République tunisienne, au cours duquel ont été évoqué les développements de la situation en Tunisie. Les deux Présidents ont abordé également les perspectives des relations algéro-tunisiennes et les voies et moyens de leur consolidation», lit-on dans le communiqué. APS Les points forts - Kaïs Saïed s'octroie tout le pouvoir exécutif et gèle pour 30 jours les travaux du Parlement. - Des affrontements ont éclaté hier devant le Parlement tunisien au lendemain de la suspension de ses activités par le Président Kaïs Saïed et du limogeage du Premier ministre. - Stationné en voiture devant la porte close du Parlement depuis plusieurs heures, M. Ghannouchi est empêché d'y entrer par des forces militaires qui bloquent les portes de la Chambre. - Un bras de fer en cours depuis six mois entre Rached Ghannouchi et le Président Saïed paralyse le gouvernement et désorganise les pouvoirs publics, alors que la Tunisie fait face, depuis début juillet, à un pic de coronavirus. - Outre Ennahdha qui crie au coup d'Etat, les partis de sa coalition, Qalb Tounès et le mouvement islamiste nationaliste Karama, ont condamné les décisions de M. Saïed. - Dans l'opposition, le Courant démocratique, parti social-démocrate qui a plusieurs fois soutenu le Président Saïed, a rejeté sa prise de pouvoir. - Le Courant démocratique a néanmoins imputé la responsabilité de «la tension populaire et de la crise sociale, économique et sanitaire et le blocage des horizons à la coalition au pouvoir dirigée par Ennahdha». - Pour le Président, ces décisions ont été prises «afin de sauver la Tunisie, l'Etat et le peuple tunisien». - Après le discours de M. Saïed, des Tunisiens, exaspérés par les luttes de pouvoir et la dégradation de la situation sociale et sanitaire, étaient sortis dans la rue dimanche soir, en dépit du couvre-feu, tirant des feux d'artifice et klaxonnant avec enthousiasme à Tunis et dans plusieurs autres villes. Synthèse R. I.