La collecte de pain rassis est devenue depuis quelque temps une pratique courante pour les adolescents. Mais ammi Es�saci est pionnier en la mati�re. Fr�le et nonchalant, ce septuag�naire est devenu un personnage embl�matique de ce �m�tier�. En d�pit de la farouche opposition de ses 5 enfants, dont un cadre dans l�administration locale, il refuse d�abandonner son passe-temps favori, une passion qui lui colle � la peau comme la cape de Nessus. Qu�il vente, qu�il pleuve, qu�il fasse beau ou que le thermom�tre atteigne les 40 degr�s Celsius, ammi Es�saci est rarement inscrit dans la liste des abonn�s absents. Imperturbable, il est indiff�rent aux caprices de la m�t�o. Il �volue dans son monde, fait de pain rassis, de sacs de semoule � emplir et d�un chariot d�glingu�, son seul mode de transport de marchandises. Une tour d�ivoire inviolable et dans laquelle il a d�cid� de vivre depuis une d�cennie. V�tu presque de haillons, l�esprit rebelle et revendicatif, ammiEs�saci vit tout seul vit �tout seul avec sa solitude �, pour paraphraser Georges Moustaki. Il fera sienne, inconsciemment, cette citation Russe �sans pain, sans sel, mauvaise compagnie�. D�s qu�on le voit, il ne faut pas trop chercher le pain, il est tout pr�s. Les deux semblent se reconna�tre, l�un se positionnant l� o� passe l�autre et l�autre marche l� o� l�un exhale son �odeur�. Comme quoi, �il vaut mieux courir derri�re le pain, qu�apr�s le m�decin�. Une communion serait m�me n�e entre les voisins et ammiEs�saci. Le jet de sachets en plastique par-dessus les balcons en est l�expression manifeste. Le geste d�adh�sion. D�ailleurs, faut-il le rappeler, ce dernier serait devenu routinier dans le comportement domestique, comme cuisiner, faire le m�nage ou laver le linge� Chaque matin que Dieu fait, le collecteur de pain s�introduit dans les quartiers, en commen�ant par le plus proche de son lieu de r�sidence. Il est l�un des rares � avoir le respect de tous. M�me les plus chahuteurs parmi les adolescents ne l�emb�tent pas, au contraire, ils aiment lui parler, lui poser des questions sur son travail et l�aider en cas de besoin. Sa campagne de sensibilisation sur l�imp�ratif de lui jeter les sacs de pain se traduit par des bribes de paroles incompr�hensibles, comme � elli andou el khobz el yabess� (celui qui a du pain rassis), ou abr�g�s, � el khobz el yabess�, �le pain rassis�. Mais les cent pas qu�il fait au-dessous des balcons suffisent, � eux seuls, pour v�hiculer le message. Il ne faut surtout pas faire attendre ammi Es�saci, ainsi, les femmes au foyer ne mettent pas de gants pour se d�barrasser des kilos de pain encombrant les coins des cuisines et des balcons. La chute des sachets est un ballet quotidien que l�on observe g�n�ralement jusqu'� midi. D�autres, d�testant probablement ce geste, pr�f�rent descendre et d�poser leur apport sans faire de bruit. Un alignement, en d�sordre, de sachets, d�figurant, le temps d�une collecte, le d�cor qui nous rappelle l�am�nagement qui s�impose d�sesp�r�ment dans nos cit�s. Apr�s un grand tour dans les diff�rents sites, ammi Es�saci ramasse le �mag�t nutritif�. Sit�t fait, notre �prospecteur � dispara�t. On ne le voit plus dans les parages. Durant son absence, le pain rassis devient le plat pr�f�r� des pigeons, qui assi�gent l�espace al�atoirement affect�. A part cette esp�ce, personne n�y touche, tout le monde sait que cette collecte est le �bien� de ammi Es�saci. Des minutes se sont �coul�es et ce dernier n�a pas encore point� son nez. Le voil� enfin ! tra�nant derri�re lui une dizaine de sacs de semoule vides, le plus souvent d�une capacit� de 25 kilos, qu�il ramasse un peu partout, fruit d�un jet provenant d�une autre �client�le�. Le premier geste qu�il aura � faire est de les mettre devant son �pactole �. Apr�s une autre �clipse, courte, r�serv�e cette fois-ci � sa deuxi�me passion, le curage des avaloirs qu�il fait, selon les mauvaises langues, moyennant une petite r�mun�ration, et ammi Es�saci revient pour la phase finale du volet b�n�volat : l�emballage. Avant, souvent fatigu� � force de tra�ner son maigre corps, ammi Es�saci fait un somme, une sieste sous l�arbre centenaire du coin, entour� de �ses� centaines de morceaux de pain, souvent dormant, involontairement, sur quelques-uns, ou sur des objets encombrants. Il y en a un peu partout, au bas du dos, sous sa t�te ou sous les aisselles, il s�en d�barrasse � la premi�re sensation de g�ne et se rendort. �S'il a un morceau de pain, son paradis est sous un sapin�, semble �tre son leitmotiv. Le repos du guerrier consum�, il se met sur son s�ant, prend le soin d�aligner en ordre, contrairement � la premi�re fois, les sacs de semoule emplis de pain. Apr�s les avoir bien ferm�s, il les met sur son vieux chariot en bois qu�il n�a jamais pens� � r�parer. Apr�s cette harassante demi-journ�e, et comme toute peine m�rite salaire, la phase de commercialisation est la moins structur�e, elle s�effectuera al�atoirement : ammiEs�saci proc�de � la vente du sac aux petits agriculteurs et surtout aux �leveurs de volailles ou aux propri�taires de poulaillers. Il le fait au profit du premier venu, en d�tail ou en gros. Tout un chacun est un client potentiel pour lui, m�me ceux qui lui ont remis gracieusement le pain ! Le prix unitaire varie entre 100 et 150 DA, pour des capacit�s respectives de 25 et 50 kg. On apprend que le pain rassis est un bon substitut au son ( ennokhala), que l�on sert tremp� dans l�eau aux volailles ; plus elles mangent plus elles pondent. Si d�aucuns croient que ammi Es�saci s�est fait une fortune, qu�ils se d�trompent, il est cet humble vieillard qui comme dit un proverbe populaire : � Hchicha talba maaicha.� Il faut rappeler � l�occasion que le pain rassis ne fera pas uniquement le bonheur des animaux mais aussi des m�nag�res. Il est un bon ingr�dient dans la pr�paration des g�teaux, mais aussi en chapelure pour gratiner toutes sortes de mets.