Dans le matin apathique et froid qui enserre la ville et �clabousse de boue et de m�lancolie sa longue et terne banlieue, le petit train avance rapidement, filant entre les chemin�es des usines, les rang�es de b�timents et les espaces nus des vagues terrains. De la vitre r�pugnante de salet�, j�observe cette longue tra�n�e de mis�re qui ne veut pas se terminer. Tous les matins, c�est le m�me spectacle fade et incolore qui s�offre � mes yeux fatigu�s ; un spectacle qui ne me donne pas envie du tout de me r�veiller� Alors, � demi somnolent, je laisse mes pens�es vagabonder en esp�rant qu�elles m�emm�neront loin de cette banlieue pitoyable o� j�ai pass� toute ma vie entre deux trains, � errer sur les quais d�serts des petits matins pluvieux, � somnoler dans des wagons repoussants, � lire un journal mal imprim� qui me noircit les doigts, � esp�rer qu�un �v�nement quelconque viendra me tirer de cette affligeante monotonie qui me bouffe � petit feu. Cela fait un demi-si�cle que je fais le va-et-vient entre le d�go�t et le d�sespoir, ballott� par le balancement d�une rame � grande vitesse qui s�arr�te toujours aux m�mes gares, sous les m�mes insolentes horloges qui n�ont jamais eu de piti� pour les pauvres ouvriers que nous sommes. Leurs aiguilles, pareilles aux bolides de Formule 1, filent � des vitesses affolantes, ajoutant � nos angoisses matinales la crainte d�arriver en retard ! Cela fait un demi-si�cle que j�accomplis la navette entre la d�ch�ance et l�amertume, tra�nant ma gueule blafarde de rat� cong�nital, de vitre en vitre, cherchant � rep�rer le vol d�un oiseau dans ce paysage fatigu� et mang� par la fum�e. Et quand, de temps � autre, le ciel se pare de sa belle couleur bleue, il m�arrive de ne pas le remarquer, pris que je suis par mes probl�mes insolubles. Pour moi, il est toujours gris. Cela fait un demi-si�cle que j�attends le bonheur. Quelque chose me dit qu�il ne saurait tarder et qu�il appara�tra, bient�t, peut-�tre au prochain arr�t du train, ou derri�re la porti�re qui claque. Je le cherche dans chaque pas qui r�sonne dans le couloir, � chaque bruit, � chaque mouvement. Cela fait un si�cle que j�attends. Il pourrait surgir avec sa grosse frimousse riante au bout d�une grille gagnante de loto, m�offrant la fortune qui me tirera d�finitivement de la mis�re. Il pourrait s�asseoir � c�t� de moi sous la forme d�une charmante pr�sence qui me sourirait pour gommer les nuages et les chemin�es. Pour peindre le ciel avec les couleurs de l�amour. Il pourrait prendre tant d�autres formes� Comme un bateau ivre qui retrouve finalement la raison pour s�adosser tranquillement au d�barcad�re, le train de banlieue, lourd de tant de d�sespoirs, de d�sillusions, d�amiti�s rat�es, d�amours tromp�s, de mensonges et de paroles en l�air, s�arr�te enfin, d�versant cette somme de destins enchev�tr�s sur les quais sans fin du Terminus. Les gens pressent le pas comme s�ils allaient vivre la journ�e la plus importante de leur vie� Comme eux, emport� par la foule qui coule, imp�tueuse, sous les vo�tes de cette gare d�un autre �ge, j�avance machinalement. Dans ma main, un journal sale. Je le jette � la premi�re poubelle. Que de choses jetons-nous chaque matin, � l�heure o� nous croyons entamer un autre cycle plus prometteur, lorsque, sous les rayons du doux soleil hivernal, l�illusion d�une renaissance nous pousse � redevenir optimistes ! Un caf� chaud � l�ar�me savoureux. Le parfum tout frais d�une secr�taire se rendant au bureau. Le gosse qui arrange son cartable et ses id�es avant la r�citation. Le flic qui tousse. La ville qui s��veille, pousse et g�mit comme si elle allait enfanter un b�b�. La ville r�gurgite ce qu�elle avait aval� la veille : une multitude d'impostures, de futilit�s et de chim�res, r�veill�es comme des volcans pour jaillir dans le ciel p�le des pr�tentions humaines. Mais, la nuit reviendra in�vitablement pour faire le silence dans le ventre de la m�galopole et �touffer toutes les ambitions. Le jour est une illusion, une repr�sentation positive de la triste r�alit� de la nuit. Je le sais mieux que tout le monde, moi qui trouve parfois un certain plaisir � travailler, � m�amuser avec les coll�gues, � draguer les filles et cela me donne une impression de bonheur. Mais, lorsque le soir m�arrache de la cit� pour me catapulter dans le train crasseux, je reviens � cette r�alit�. Le chemin du retour est encore plus triste, car, derri�re les m�mes vitres affreuses, il n�y a que la nuit et le reflet de ma gueule bl�me qui me regarde la d�visager comme un tableau de malheur. Alors, je baisse la t�te et me met � pleurer. Voil� quarante ann�es que je pleure et mes larmes ne se sont pas taries� Je sais que le parcours sera lassant, mais qu�il n�est rien � c�t� de la solitude qui m�accueillera comme une m�g�re d�moniaque � l�entr�e de mon deux-pi�ces minable. Je monterai l�escalier en me reposant tous les deux �tages et, � chaque fois que j�entendrai le rire d�un enfant, les �clats de voix, le bruit de la vaisselle, la toux d�une vieille ou l��ternelle bagarre du cinqui�me, j�aurai l�impression d��tre plus seul encore. Une cl� qui s�agite autour d�une serrure qu�elle n�arrive pas � p�n�trer dans l�obscurit� d�un hall poussi�reux et quelconque. La porte qui s�ouvre. La cuisine avec l�odeur f�tide des aliments cuits la veille et du caf� refroidi. J�allume la t�l� et une chanson, plus triste que ma vie, monte dans l�appartement. Je mange tranquillement mon casse-cro�te puis je passe � la chambre. Je m�affale sur le lit et me met � r�ver � un train bleu et calme traversant des jardins verdoyants. Alors, je deviens heureux dans mon r�ve. Dans ce nouveau matin qui monte, tout aussi apathique et froid que celui de la veille, le train argent� file vers la m�me gare d�un autre �ge qui l�chera la foule panach�e des voyageurs vers leurs destins. Et moi, je serai encore plus malheureux de savoir que la journ�e sera aussi triste que la veille et que, le soir, dans la solitude et le froid, je remonterai p�niblement les �tages qui me m�neront, � travers les rires, les �clats de voix et la bagarre du cinqui�me, vers l�appartement vide et gel� Alors, je m�affalerai sur le lit pour revivre quelques moments du beau roman d�amour de la veille, quelques instants de ce bonheur fuyant que je cherche partout sans le rencontrer nulle part. Un autre matin d�hiver, sale et quelconque, �claire, sans l�illuminer, l�interminable banlieue impersonnelle. Ma t�te balance au rythme du train. J�ai l�impression de dormir �veill�. Soudain, la porti�re s�ouvre sur un courant d�air et le jaune sale d�une gare pareille aux autres. Et sur cette silhouette qui va changer ma vie. Elle monte d�un pas incertain, serrant son sac comme si elle avait peur des voleurs. Elle regarde � gauche et � droite, puis finit par choisir le si�ge qui me fait face. Elle doit avoir entre vingt-cinq et trente ans. Ses yeux, que je trouve tr�s beaux, me sourient. Je souris. Je suis heureux ce matin et la banlieue est magnifique. Le ciel est bleu� M. F. P. S. 1 : Ce texte fait partie d�un recueil de nouvelles qui vient de para�tre et qui sera bient�t disponible en librairie sous le titre de Soleils d�hiver. P. S. 2 : Bonne ann�e � tous. Que 2006 soit meilleure que 2005 pour les paysans, les ouvriers, les ch�meurs et ceux qui esp�rent. Qu�elle fasse reculer l�injustice, l�oppression et l�arbitraire. Qu�elle soit calamiteuse pour l�imp�rialisme et ses valets en Irak et en Palestine et partout ailleurs et qu�elle soit lumineuse pour les patriotes et les hommes libres. Qu�elle nous fasse retrouver Benchicou Mohamed libre et en bonne sant� pour qu�il puisse t�moigner, aujourd�hui et demain, du combat pour la dignit�. Bonne ann�e � tous.