La Kabylie décrite par Mouloud Feraoun revient au-devant de la scène culturelle grâce au cinquantième anniversaire de l'assassinat par l'OAS de l'auteur du Fils du pauvre mais aussi à l'initiative louable de l'Entreprise nationale des arts graphiques, Enag. Celle-ci vient de rééditer pour la deuxième fois en moins de dix ans toutes les oeuvres du fils de Tizi Hibel dans la région d'Ath Douala. Lire ou relire Mouloud Feraoun est toujours une partie de plaisir. Ses livres permettent de revisiter une Kabylie qui n'existe plus certes dans la réalité, mais qui demeure vivace dans les mémoires collectives. Le fait que l'Enag ait réédité à deux reprises tous les livres de Mouloud Feraoun en moins de dix ans confirme si besoin est que l'auteur de La terre et le sang reste l'écrivain algérien le plus lu. Les livres de Mouloud Feraoun sont aujourd'hui disponibles dans les librairies algériennes et dans plusieurs versions. Plus d'une raison explique cet engouement toujours inaltérable envers l'un des premiers écrivains algériens. Mouloud Feraoun est d'abord un auteur qui s'est toujours présenté avec humilité et sans aucune prétention. C'est un auteur littéraire qui n'a jamais eu d'ambition démesurée. Il l'a dit et redit. Son premier roman, Le fils du pauvre, il l'a rédigé sur un cahier d'écolier avec presque les mots de tous les jours. Certains de ses critiques l'accusent d'être un auteur au style trop simple. En même temps, les mêmes critiques n'expliquent pas pourquoi d'autres écrivains, dont le style est aussi facile que celui de Mouloud Feraoun, n'ont pas pu s'imposer du temps de leur vivant et même des décennies après leur disparition. Tout simplement, Mouloud Feraoun a son propre style qui est à la fois simple et complexe. Simple de par le vocabulaire utilisé et aussi par l'absence de fioritures dans la formulation des phrases. Mais complexe parce qu'il n'est guère aisé d'aboutir à des textes aussi agréables à lire et aussi bien élaborés avec une économie de mots dans seul Mouloud Feraoun détient le secret. Aujourd'hui, beaucoup d'écrivains algériens renommés dénient à Mouloud Feraoun la stature de grand écrivain. Tout simplement parce que ses romans seraient, à leurs yeux, dénués d'exercice de style et de richesse lexicale. Il s'agit d'une aberration, car franchement, quel écrivain algérien ou maghrébin ne rêverait-il pas d'être l'équivalent de ce qu'est Mouloud Feraoun? Si la définition d'un grand écrivain consiste à réduire ce dernier à imposer au lecteur d'être muni constamment d'un dictionnaire pour déchiffrer ses romans, ceci est une autre paire de manches. Et dans ce cas-là, de grands auteurs universels ne le seraient pas, à commencer par le génie russe Dostoïevski. Les romans de ce dernier sont également écrits avec un style et un vocabulaire simples. Mais ceci n'enlève rien à la profondeur psychologique de ses romans, inégalée dans les annales de la littérature universelle. Une profondeur qui fera dire à Nietzche que le seul auteur à lui avoir appris quelque chose en psychologie, c'est bel et bien Dostoïevski. Une reconnaissance à laquelle n'aura point droit Nabokov (auteur de la mythique Lolita) quand bien même son style est des plus recherchés. Concernant Mouloud Feraoun, on se demande s'il y a un autre écrivain algérien à avoir su dépeindre, avec autant de précision et de talent, le mode de vie dans la société algérienne en général et kabyle en particulier. Les livres de Mouloud Feraoun ne lui auraient pas survécu s'ils étaient dénués de cette prégnance et de cette force qui font les grandes oeuvres. Dans Le fils du pauvre, Les chemins qui montent et La terre et le sang, Mouloud Feraoun ne se limite pas à narrer des histoires d'hommes et de femmes en proie à la dureté et à l'injustice de la vie quotidienne. Feraoun va au-delà. Il pénètre les mentalités, met à nu la face cachée de la société kabyle et observe avec lucidité la facette psychologique qui dicte tous les comportements de ces hommes et de ces femmes privés d'amour et d'affection et qui tentent, autant que faire se peut, de les trouver avec des méthodes peu amènes. Quand il décrit des personnages aussi énigmatiques que Mokrane des Chemins qui montent, on comprend bien les capacités d'analyse du comportement humain de Mouloud Feraoun. Ce dernier, en passant au crible le mode de fonctionnement de la société kabyle dans le Fils du pauvre fait preuve d'une maîtrise incontestable de l'analyse sociologique. Mouloud Feraoun réussit en effet plusieurs exploits à la fois. Celui de raconter des histoires passionnantes, personne ne peut en disconvenir. Il réussit également la prouesse de décrire sa société kabyle comme personne, ni avant lui ni après lui, ne l'a fait. Dans ses romans, il fait ressortir des aspects inexplorés de la vie kabyle. Il décrit avec minutie ce qu'être kabyle voulait réellement dire, au-delà des apparences et des clichés. Le tout narré avec un style accessible non seulement aux érudits mais au commun des lettrés. Mouloud Feraoun n'a jamais prétendu être l'écrivain des intellectuels. C'est l'auteur du peuple. Le porte-parole des pauvres et ce n'est pas parce que la lecture de ses romans se passe d'un dictionnaire que Mouloud Feraoun est disqualifié de l'arène des grands écrivains. En tout cas, lui, il n'a jamais cherché à ce qu'on l'affuble de ce superlatif suranné. Ses déclarations et ses interviews sont là pour rappeler son humilité. Quant à sa grandeur, il suffit d'interroger n'importe quel libraire pour savoir que ses romans sont les plus vendus depuis toujours. Ceci se passe de tout commentaire, car si on est l'écrivain algérien le plus lu, tout le reste n'est que littérature.