Gamr el-layl, un rêve souvent surgissant dans la mémoire et pourtant souvent aussi enterré par le temps. Dans son premier roman La Belle et le poète, Amèle El Mahdi, une Blidéenne, née en 1956, mathématicienne de formation et journaliste, plutôt par vocation, nous raconte une histoire d'amour fidèle à l'intitulé de son ouvrage. Elle a pu, lors d'un périple dans le Sud algérien, rapporter de Laghouat la célèbre et fascinante histoire d'amour du grand poète populaire Abdallah Ben Kerriou (1869-1921), fils de bâche-Âdel, pour la belle Fatna «Zaanounia» fille du bachagha Ali Ben Salem, descendant de la tribu de Beni Hilal. La ville est, si justement et si admirablement chantée par l'aède laghouâti que l'on est vite fixé sur cette cité saharienne dont, affirme-t-il dans sa poésie, «les habitants sont célèbres / Pour leur dignité et leur élégance». Ici la condition de la société humaine est strictement hiérarchisée. Et quand l'amour se mêle d'unir les coeurs de deux êtres de conditions sociales différentes, le drame se forme, se noue, choque les âmes, et les jette dans une tourmente infinie. De même, on sait combien est important le rôle de la poésie dans le Sud et son influence sur les populations des oasis et des caravanes. On sait encore que les thèmes (chargés d'images, de symboles, d'allégories, d'apologues) sont variés, mais l'essentiel est consacré à l'amour de la femme avec une chasteté et une dignité exemplaires et où l'allusion et la symbolique de l'honneur dans la beauté et le respect en sont l'essence même: «Ce n'est pas une étoile, c'est une perle», «La gazelle effarouchée, hier s'éloignait de moi. /Â présent, elle souhaite me rencontrer»; «Je viens déposer plainte, ô Cadi de l'amour»; «Mes cheveux ont blanchi, / blanchi, par la séparation de celle / dont tintent les anneaux aux chevilles.» On comprend alors maintenant pourquoi l'amour du poète Abdallah Ben Kerriou pour Fatna (qu'il a connue jeune élève à l'école coranique, la «mahad'ra») n'a pu aboutir à son mariage avec sa bien-aimée. Ainsi cet amour impossible, et du fait de l'interdit qui le manoeuvre, est une histoire«simple» tout comme celle, à peine différente, de Qays ibn el-moullawwah et sa cousine Laylâ el-amiriya (ou Madjnoûn Laylâ) à l'époque préislamique. Amèle El Mahdi a su en saisir les faits et les nuances pour en faire un roman agréable à lire et autant intéressant. Il semble même qu'en lisant ce livre, l'histoire d'amour du poète et de sa belle, si bien connue pourtant, prend un nouveau départ, mais entendons-nous bien, ce n'est pas forcément une nouveauté totale. Ce qui est plaisant, réjouissant même, la femme auteure, tout en se passionnant pour nous faire aimer son récit, a fait oeuvre d'humilité et de chercheur. Elle s'est attachée à témoigner de ce qu'elle a entendu et assimilé de l'histoire du couple amoureux. J'imagine bien l'exercice passionné auquel Amèle El Mahdi s'est livrée en toute liberté aussi, car j'y décèle ici et là dans l'écriture la trace d'une plume fidèle à la réalité, et d'autant qu'elle se réfère à de nombreuses poésies de Ben Kerriou, et à la sensibilité de son propre imaginaire à elle. Oui c'est une femme qui raconte l'histoire d'amour d'un poète, parmi les plus grands de la poésie populaire algérienne, et d'une femme pas seulement belle mais instruite et consciente du sacrifice de sa liberté pour le respect du devoir-amour de sa société. Sans doute pourrait-on disserter sur la condition féminine face à l'amour, à cette époque, mais il y a à considérer aussi la conscience morale, la conscience historique, la conscience de la tribu qui sont toujours tour à tour maîtresses dans la vie communautaire: la société humaine, au sens le plus large. Certainement. Ici donc, l'amour est empreint de mysticisme musulman, de chevalerie, de morale, de sagesse,... rarement d'érotisme. Le chant «ayèye» est «sahraoui», saharien, et l'un de ses plus brillants représentants est le regretté ech-Cheïkh El Hâdj Khelifi Ahmed... Nous apprenons aujourd'hui à nous représenter une époque révolue, une société soumise, les affres de la colonisation, mais il y avait aussi des règles et de la noblesse, des défauts et des consciences errantes. Dans un utile prologue, Amèle El Mahdi rappelle la situation historique du lieu de l'action - Laghouat - et de son marabout Sidi El Hadj Aïssa, «Homme avisé» à l'ombre du djebel Tezgarine. Après le dix-septième siècle, c'est bientôt l'invasion française, - et «la prise de Laghouat ́ ́Aam el khalia ́ ́: l'année de l'anéantissement». L'auteur prévient encore: «C'est dans ce Laghouat des années 1870, sous la domination de l'armée française, qu'allait venir au monde l'un des plus grands poètes du Sahara.» L'enfance de «Abdallah, fils de Mohamed ben Tahar ben Noui surnommé Ben Kerriou et de Oum Noun bent Ahmed» est décrite avec beaucoup de sensibilité et en détail certaines traditions et expressions populaires: ses premières études à la «mahad'ra», ses jeux, ses camarades, ses chouyoûkh qui lui ont appris le Coran, le fiqh, la langue, l'astronomie et le droit, - hélas, aussi sa souffrance causée par le divorce de ses parents et par «la méchanceté de sa belle-mère Meriem». Le récit de la vie de Ben Kerriou se développe jusqu'à la rencontre de l'amour: «L'amour fou de Fatna», l'amour contrarié, l'amour bafoué, l'amour-tragédie, sous le Ciel de Dieu, sur la Terre de Dieu, dans une société constamment présente et subissant la vésanie de ses faiblesses et de ses tares. Pour anéantir les promesses et les espérances du seul premier regard de Abdallah et de Fatna échangé, que les mauvaises langues ont amplifié, le père de cette dernière la donne en mariage à un cousin d'Aïn Madhi. De plus, le bachagha Ben Salem, ayant agi auprès de l'administration coloniale, Abdallah est interdit de séjour à Laghouat. Au vrai, toute la population de Laghouat, bouleversée, en a supporté le choc tragique... «Abdallah va passer des années à se languir de Fatna, des siens et de Laghouat. [...] La nuit, emmitouflé dans le burnous que lui avait offert Fatna, il repensait à leurs amours, leurs rencontres, leurs étreintes. [...] Alors sa gorge se serrait, ses larmes coulaient et ses lèvres murmuraient: ́ ́Je n'ai jamais pensé ne plus voir les miens et jamais je n'ai pensé quitter mon pays. / Mon coeur s'envole vers le pays et les amis, si je pouvais je m'en irais avec les oiseaux. ́ ́» Mais le destin va frapper: la tragédie se produit fatalement et ne s'explique que par «l'ignorance et la bêtise des hommes». Je tiens à laisser au lecteur le plaisir de connaître la suite de cette histoire intensément captivante, authentique, algérienne et qui porte un titre parfaitement adapté à la flamme d'un bonheur contrarié de deux coeurs purs dont résonne, en échos infinis, le vaste Sahara, grâce à la poésie de Abdallah Ben Kerriou: il n'est pas d'empreinte d'amour humain, ici ou là, dans ce haut espace algérien qui ne fait rêver de cette très vieille histoire. Et tant et si bien que l'on peut souscrire à cette évidente réflexion de Amèle El Mahdî: «S'il n'avait pas tant souffert, Ben Kerriou n'aurait peut-être pas été ce poète si talentueux.» (*) LA BELLE ET LE POÈTE de Amèle El Mahdi Casbah Editions, Alger, 2012, 187 pages.