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Les métaphores de l'absurde
Zoom sur le poème «Labas» de Lounis Ait Menguellet
Publié dans L'Expression le 06 - 01 - 2022

Dans ce qui suit, nous avons zoomé sur un seul poème intitulé «Labas» (Ça-va) faisant partie de l'opus «Awal» -
Le mot) édité en 1993 car on considère qu'il caractérise assez bien cette philosophie de l'absurde.
Ce poème est construit sur un refrain débutant par «Ça-va l'ami, même si...», déclamé avant chaque strophe traitant d'un sujet particulier, à l'exemple de la santé qui décline, l'ignorance généralisée, la raison et le savoir oubliés et fustigés, l'injustice qui plastronne, la liberté qui périclite au vu et au su de tout le monde, mais sans réaction objective des personnes qui subissent ces affres et fléaux qui gangrènent la société.
Ci-après, je vais tenter une approche pour comprendre la philosophie ou la sagesse abordée, avec une traduction du poème.
Les raisons de toutes ces situations invoquées par le poète sont absurdes car elles vont à l'encontre de la raison et de l'intelligence. Il y a beaucoup d'ironie. La fatalité est au rendez-vous dans cette société malade d'elle-même, où chacun renvoie la balle du mal à l'autre, sans scrupule aucun. Au final, c'est le black-out de la société sclérosée. Ce n'est la faute à personne et c'est le destin qui est en cause. Tout cela est apparemment écrit... ici-bas, comme dirait Jacques... le fataliste.
Ainsi, comme dans le livre de Diderot (2) («Jacques le fataliste»), même la balle qui a broyé son pied, Jacques estime qu'elle a été destinée à ça. Il ne s'en émeut même pas. L'infirmité est là et à aucun moment il ne s'insurge contre ce qui lui arrive car selon lui ''Tout ce qui arrive, même accidentellement, est écrit''. C'est aussi le cas de Gregor Samsa (3) qui s'est métamorphosé en cafard et le paradoxe de tout cela c'est qu'il ne s'est même pas soucié de ce nouvel état et lui aussi ne s' émeut même pas de cette nouvelle physiologie.
Dans le poème ''Labas'' (Ça-va) tout ce que la personne ne peut pas avoir ou faire, tout ce qui lui arrive est lié à la fatalité, au destin imposé ici-bas, sur Terre. Ceci est, de ce postulat (stupide), accepté et même loué. On y trouve ainsi, même des vertus à la misère, à la souffrance, à l'ignorance. Voyons ci-après comment le poète présente ces questions dans ce poème:
Tout va bien l'ami / Bien que la famine nous agresse/ À toute devinette sa signification/ nos aïeux nous l'ont si bien dit
Mais qu'est-ce donc l'opulence?
Ne vois-tu pas ce qu'elle entraîne?
Regarde, la bombance,
Qui ne fait qu'anesthésier le corps/ le cerveau
Cette opulence que tu vénères,
Entraîne un relâchement de l'esprit
Alors que la faim éveille les sens
Médite sur ce qu'on t'a dit
Les avisés le savent bien:
les rassasiés sont oublieux
Tout va bien l'ami/ Même si la vigueur décline/ À toute devinette sa signification,
Nos prédécesseurs nous l'ont bien enseigné.
Qu'a t-on répliqué à la santé,
La force n'augure rien de bon
Tous ceux qui souffrent en eux-mêmes
S'en remettent à la grâce divine
Si telle est notre fatalité,
Nous résisterons à toutes les épreuves,
L'espoir du salut est en Lui
Ne prétendez surtout pas,
Comme ce zélé qui croit
Pouvoir détourner le cours du temps
Tout va bien l'ami/ Même si la raison nous a quittés/ À toute devinette sa signification/
Semblent dire ceux que l'on combat
Que rapporte le savoir
Si ce n'est inquiétudes et tourments.
Heureux est l'ignorant,
Indifférent à tous les désagréments
Semblable à des bêtes dans le pré
Amorphes au quotidien
Indifférentes au devenir
Vivant sans regret
Sans remords ni conscience,
Accrochées à la Providence
Tout va bien l'ami/ Même si l'équité s'en est éloignée/ À toute devinette sa signification/ dite devant notre indifférence
Là où s'achève la Justice
L'injustice prend le relai
Le soleil brûlant est nuisant
Tout comme le fleuve déchainé
L'Irrité veut se faire entendre
Il crie et veut séparer
Des frères de même souche
L'arbitraire c'est l'autre face de la justice
Entre les deux il y a compromis
Que nous sommes tenus d'admettre
Tout va bien l'ami/ Même si «liberté» n'est qu'un vain mot/ À toute devinette sa signification/ Si bien dit par nos prédécesseurs
C'est quoi donc la liberté
Pour ceux qui ne l'apprécient pas?
Mesurez-en ses conséquences?
Elle fait de l'homme un indécis, perplexe
Qui se bat pour de l'abstrait
Constamment insatisfait
Une fois les barrières cassées
Il remet en cause ses convictions
Même pour ne rien rapporter
Le poète narre les situations avec dérision, de la façon la plus absurde pour fustiger, dénoncer ces comportements fatalistes et amorphes. Il y a une réflexion- dénonciation circulaire. Il pose la problématique, la dénonce et la personne qui la subi trouve des palliatifs fatalistes pour s'en accommoder.
Pour paraphraser l'auteur (M.T Maougal) de la présentation du livre de Diderot (Editions Enag) (3): «Force est de s'arrêter à ce point nommé sur cette idée apparemment paradoxale que la tolérance est la fille naturelle de la fatalité... chacun dispose de la liberté de ne faire que ce qui est écrit». L'individu absurde trouve la réponse à ses problèmes dans la fatalité et cesse de lutter pour améliorer son vécu.
Dans le contexte de ce poème de Lounis Ait Menguellet, tout ce qui est imposé ou toléré et accepté devient la norme. C'est un peu l'histoire du ''chacal'' qui ne pouvait pas accéder aux beaux et succulents raisins pendants en grappes sous la treille. La mort dans l'âme, il décide que les raisins sont acides.
C'est un discours de fataliste, de défaitiste, à l'esprit blasé qui n'arrive pas à lutter pour améliorer son quotidien, tellement il est conditionné par un pouvoir quasiment divinisé ou totalitariste. Les circonstances font qu'il baisse les bras, s'en remet à la providence, au destin fatal pour trouver à chaque chose objective un pendant contraire, un revers qui sied à l'esprit dans lequel il est conditionné, d'où la circularité. La logique absurde prend le dessus et la personne trouve des vertus dans la faim qui tord ses boyaux, à la maladie qui ronge son corps, à l'ignorance qui le rend paisible, à l'injustice subie et à l'autoritarisme ambiant.
Indirectement, le poète dénonce cet amorphisme.
Dans la dernière strophe représentant l'épilogue, l'auteur dénonce encore la perte de temps dont le coût et la valeur ne sont jamais estimés, car inestimables, et pose la question lancinante des droits humains usurpés. Il fustige encore l'amorphisme des comportements gérés en dilettante par des personnes qui donnent l'impression d'être spectateurs de leurs angoisses. Cette dernière strophe du poème se termine par une question sur la possibilité d'émergence de citoyens épris de justice, de droit humain et de liberté qui provoqueraient un sursaut salvateur.
Tout va bien l'ami / Même si on est les derniers / À toute devinette sa signification/ Même si on n'y a pas cru
Nous avons raté le coche
historique,
Et on attend dans la béatitude
Le coût de la reprise n'est pas évalué
Notre droit se concrétisera-t-il?
Indifférent à notre égarement,
Devant nous la mauvaise graine germe
Comptant récolter du sable
Face à notre comportement
Fait de malheurs prémédités
Y aura t-il des sursauts
salvateurs?
Comme nous l'avions écrit en 2011 (1): L'absurde est décrié par un appel au ressaisissement et l'auteur rejette l'esprit d'accommodation dans lequel on s'est agglutiné malgré la gangrène qui mine la société. Chacun d'entre nous est ainsi interpellé pour être en phase avec soi-même et le monde dans lequel il évolue, pour ne pas rater le Train de la vie qui peut nous ignorer si on ne s'y attelle pas. Les situations que dénonce Lounis se rapprochent paradoxalement de la définition de l'absurde comme étant une indifférence à un appel donné, à la raison, par la Raison.
(*)Cadre d'Etat
Références:
Arezki ZERROUKI: L'absurde dans l'oeuvre de Lounis Aït Menguellet. Article publié le 05 juillet 2011 In Journal L'expression
Denis DIDEROT: Jacques le fataliste (Editions ENAG)
Franz KAFKA: La métamorphose (Le Livre de poche)


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