Le célèbre cinéaste et producteur mauritanien a présenté hier au CCF son terrible film «Bamako». Il nous parle ici dans cette passionnante interview de ce film mais aussi des perspectives d'avenir pour le cinéma en Afrique. L'Expression: Dans votre film engagé à souhait, «Bamako», vous avez choisi de mettre en place un vrai procès du FMI. Pourquoi le recours à de vrais avocats pour un tel sujet? Abderahmane Sissako: L'une des raisons premières est qu'il n'y a aucune juridiction qui existe qui puisse remettre en question l'action d'une institution, le FMI, notamment qui domine la politique mondiale, et personne ne peut lui intenter un procès. C'est ça l'avantage de l'art en général et du cinéma en particulier. On peut inventer, rendre probable l'improbable. Le cinéma est un bon moyen pour ça. Aussi je voulais faire un film qui soit réaliste. Qui ait un côté frontal directement car d'habitude je filme différemment. Mais quand on parle de la vie des gens, de centaines de millions de gens, que ce soit en Afrique ou en Amérique du Sud, tous les pays qui ont été victimes de l'ajustement structurel, je pense que quand on est cinéaste venant de ces pays-là, la notion d'engagement est évidente. C'est comme si je devenais, même si ce n'est pas ma nature mais que je devais l'être, porte-parole sans que je sois choisi pour ça. Ma génération fait partie des victimes de l'ajustement structurel. C'est lorsque des pays en développent sont en difficulté et le FMI leur vient en aide et pose des conditions pour faire des prêts. Parmi ces conditionnalités on impose à un Etat de ne pas s'investir dans la culture, de ne pas s'impliquer dans l'éducation, et avec cet ajustement structurel, on s'est retrouvé dans une école où il y avait de moins en moins d'enseignants. Je voulais donc en tant que cinéaste africain faire un film politique qui donne la parole aux gens qui en sont victimes aujourd'hui. Mais pour donner une certaine force au film, j'ai pensé que c'était bien d'avoir recours aux gens du métier, à des avocats, pour donner plus de poids au film. Et quand il y a un procès, il y a deux camps. C'est comme ça que j'ai fait mon casting. Même s'ils défendent la Banque mondiale, ils comprennent la cause. Ceci est le côté quasi documentaire du film. En même temps, je voulais que l'audience soit constituée de gens réels. C'est devenu, dès le premier jour, un vrai procès. Ils venaient écouter véritablement des choses qui les touchent sans savoir ce qui va se dire. C'est valable aussi bien pour le juge que pour les avocats. Certaines personnes coupaient parfois le fil, histoire de ne plus entendre ou se boucher les oreilles en quelque sorte... Oui, ce dispositif ciné c'est aussi pour relativiser la notion de parole et de justice même. Je voulais montrer qu'il y a des gens qui ne croient même pas en ça. Ils sont un peu désabusés.. Les comédiens principaux semblent comme distanciés par rapport à ce qui se trame dans la cour... Il y a une petite scène dans le film où il y a un journalise local de la radio qui vient voir le mari, Chaka, et lui rappelle avoir dit que le plus grand préjudice de l'ajustement structurel est la destruction du tissu social. Effectivement, dans un couple, quand le mari ne travaille pas et n'arrive pas à subvenir aux besoins de sa famille, une cassure se fait. Je voulais que le procès soit humain. Ce sont des gens dont on parle. Je voulais que la vie de ce couple qui ne se parle plus justement, séparé pratiquement, puisse traverser le procès. C'est la raison pour laquelle à chaque fois que la femme sortait, elle faisait appel à un garçon pour lui attacher les lacets de sa robe. Ce n'était plus son mari... Il y a dans votre film, ce faux film de cow-boys dans lequel vous jouez à épingler la coresponsabilité des Blancs et des Noirs dans cette tragédie en fustigeant ainsi la passivité de l'Afrique, est-ce exact? C'est totalement exact. Effectivement, je ne voulais pas faire un film manichéen, impartial comme si l'ennemi, le mal, c'est l'autre. Dans un problème, compte tenu de la difficulté d'un pays, on ne peut constamment rejeter la responsabilité sur les autres. Je voulais montrer que dans la situation en Afrique, il y a certainement une coresponsabilité. Ce sont d'abord, les Africains qui ne prennent pas les décisions, mais les appliquent. L'Afrique semble en éternelle attente de l'hypothétique bonheur. Que faut-il faire à votre avis pour atteindre ce «Rêve»? Je crois que si on savait la réponse tout de suite on changerait le monde. Il faut qu'il y ait, aussi bien dans le regard des autres que de chaque peuple, cette conscience de ce qui arrive. Il peut ne pas le changer. Mais il en est conscient, et pour moi, c'est important. Et dans cette prise de conscience à chaque pays et chaque peuple de par son histoire, de se mettre en marche pour changer et transformer les choses. Aucun pays ne viendra faire le bonheur de l'autre. Aucune institution ne viendra faire le bonheur de l'autre. Cela n'existe pas. C'est à chaque pays de se prendre en main pour changer les choses. Et cela va se faire différemment dans les pays dont chacun à sa propre histoire. L'avocat blanc dans le film affirme que la peine à appliquer au FMI serait une peine de travaux d'intérêt général à perpétuité... Cela s'adresse au FMI, c'est-à-dire qu'ils doivent jouer leur vrai rôle jusqu'à la fin... Vous évoquez le rôle humanitaire que le FMI doit jouer. Vous ne pensez pas que c'est utopique? Bien sûr qu'il y a un côté utopique mais en même temps, je pense qu'un sursaut est possible. Il faut une prise de conscience pour s'imposer. On dit de vous que vous êtes, aux côtés d'Ousmane Sembène, Souleymane Cissé, Idrissa Ouedraogo ou Djibril Diop Mambety, l'un des rares cinéastes d'Afrique noire à avoir obtenu une notoriété internationale. Aujourd'hui c'est le Tchadien Mahamet Haroun Saleh, qui est mis sous les feux des projecteurs. Evoquant le Fespaco, il tient souvent un discours acerbe. Du genre: «A quoi sert le Fespaco?» Quel avis donneriez-vous sur ce festival? Tout d'abord, pour la première partie de la question, la vie c'est ça. J'ai toujours dit que si on n'axait pas les projecteurs sur quelqu'un, tout le monde sera dans l‘ombre. Il faut qu'il y ait un projeteur allumé sur quelqu'un. A chaque fois qu'il y a un film africain qui existe et qui a une notoriété, c'est une bonne chose pour le cinéma. C'est dans cette optique que j'ai créé ma boîte de production car je ne voulais pas exister tout seul. C'est pour cela que j'ai produit les premiers films de Haroun Mahamet Saleh. C'est important d'aider l'autre quand on peut pour qu'il s'exprime. Le travail de l'autre ne peut pas être une ombre pour moi. Plus de films se font, plus je m'émancipe moi-même. Pour ce qui est du Fespaco, je partage la vision de Haroun. Un festival qui a 40 ans doit changer et évoluer. Malheureusement, il manque au Fespaco la chose fondamentale. Pour faire un festival, il faut être véritablement et profondément passionné de cinéma. C'est le cinéma qui doit être mis en avant en premier. Haroun Mahamet Saleh, encore lui, estime, lors d'une interview accordée à RFI, que «l'Afrique n'existe pas comme marché, parce que tout simplement, elle n'achète pas et elle n'a rien à vendre au monde. Il y a juste deux ou trois auteurs qui arrivent à vendre leurs films. Mais cela ne fait pas une forêt.» Aussi, le cinéma africain souffre du manque de visibilité et de distribution, malgré les prix récoltés ici et là. Que faire d'après-vous pour lui assurer une meilleure «exploitation» dans le monde? C'est difficile de ne pas être d'accord avec lui. Pour créer une visibilité il faut d'abord que beaucoup de films se fassent. Il y a des pays qui font un film tous les 5 ou 10 ans. Il est difficile donc d'imposer le cinéma africain comme une industrie, ou produit à vendre. Certains films ont une notoriété et une certaine visibilité dans certains festivals. Ils feront leur petit chemin mais cela ne fera pas une industrie du cinéma africain. Je pense qu'il faut, pays par pays, encourager tout simplement la création. Dans ce sens-là, je veux citer l'exemple du Maroc. Sans une politique mais réelle et profonde de soutien à la culture, il est très difficile à la culture d'évoluer. Les Etats doivent véritablement jouer leur rôle. Quand on n'aide pas sa cinématographie localement, quand on ne pousse pas les jeunes, quand on ne leur montre pas qu'il ont la possibilité d'apprendre à faire du cinéma, qu'il y a des bourses, on ne crée pas un cinéma. C'est pour cela que je cite le Maroc. Qu'on aime ou pas son cinéma. Il y a 10 à 15 films qui s'y font chaque année. Cela veut dire qu'il y a 10 à 15 jeunes qui s'expriment. Avec eux, il y a une quarantaine de jeunes qui travaillent dans les différentes branches du cinéma. Finalement, ce n'est pas une question d'argent car il y a des pays qui sont plus riches mais qui n'ont pas une cinématographie visible. On voit donc des cinéastes qui s'exilent dans différents coins du monde et qui montent difficilement un projet toujours, rattaché au pays. C'est douloureux pour eux. Il ne faut pas voir en eux des gens qui ont abandonné le pays. L'artiste peut partir et créer. Sa patrie il l'a dans sa tête. Peut-on connaître le thème de votre prochain film et votre actualité? Le prochain film que je prépare actuellement et que je dois tourner au mois d'octobre Inchallah, portera sur le destin d'une jeune fille. Je pense que les femmes en général, et pas seulement dans nos pays, jouent un rôle très fort dans la société. En même temps, elles sont marginalisées. C'est un sujet qui m'a toujours intéressé. Là je raconte le destin d'une jeune fille mariée trop tôt, à 14 ans et veuve à 17 ans. Et cela se passe aujourd'hui. Elle décide d'aller à la rencontre de l'homme qu'elle a aimé quand elle avait 14 ans. Elle part à la recherche de cet homme parti dans la grande ville qu'elle n'a jamais connue, elle... Un mot sur le cinéma algérien si vous le connaissez.. C'est difficile pour moi de parler du cinéma algérien car je ne le connais pas beaucoup et de loin, cela montre déjà un déficit de production. L'Algérie qui a une histoire forte et qui n'est pas un pauvre pays doit aujourd'hui créer des conditions meilleures pour que les gens puissent s'exprimer dans l'art. Le seul principe à respecter est de ne jamais être contre la culture et le cinéma. Je trouve dommage qu'il n'y ait pas sur place une énergie forte de cinéastes algériens qui sont là. S'il y avait un réel soutien, on les verrait. Moi j'aimerais les rencontrer, les voir, et voir leurs films. Si vous les connaissez c'est dans une dimension nationale, malheureusement, ils n'existent pas sur un plan international. La raison est toute simple et est valable pour tous les pays. Il faut un engagement réel et une conscience politique. Savoir que ce sont les artistes aussi bien qu'avec les ouvriers et les médecins qui bâtissent ce pays. Il faut les aider au maximum. Vous êtes aux côtés de Juliette Binoche, notamment le cofondateur de l'Association des cinémas pour l'Afrique. En quoi consiste-t-elle au juste? On compte convertir les salles de cinéma en un lieu multifonctionnel et montrer d'autres choses, comme des concerts, des matchs de foot et ce, pour que ce lieu survive économiquement et qu'il soit intéressant pour les gens. Il faut innover. Juliette est la vice-présidente de l'association. Ce n'est pas nous qui allons décider de choisir telle ou telle salle. On est là pour soutenir les gens. Pour la salle de cinéma à Bamako j'ai fait financer le projet architectural pour la transformation et je sais que c'est pour 420 fauteuils. On a vendu les fauteuils à 5000 euros l'unité à des gens qui ont l'argent. Le projet ne dépend pas d'une commission. Nous, on n'a pas un intérêt économique lié aux salles. Dire aux gens mobilisez-vous et organisez-vous est notre propos. Je fais en sorte que les fauteuils soient vendus localement. Il faut savoir comment aller voir les gens et ça c'est un travail. Je ferai en sorte que l'ambassade d'Algérie à Bamako achète un fauteuil pour lui donner le nom d'un artiste algérien...