Par le plus grand des hasards – beau le hasard en l'occurrence – je surprenais de temps en temps le vieil homme sortant ou rentrant dans sa villa de Kouba. Beggar ? Non, les beggaras n'existaient pas à cette époque. Et la villa alors ? Qu'on se rassure. Il n'a pas profité de son statut pour accaparer cette villa à l'indépendance. Il l'a payé rubis sur l'ongle à sa propriétaire, une cousine de son épouse. Il n'était pas devenu, par le miracle de l'indépendance, un nouveau riche. Il l'était déjà bien avant la guerre. Mais comme il a toujours plus donné que reçu, il s'est appauvri plus qu'il ne s'est enrichi. Toujours d'une élégance qui rappelle qu'il a été le premier président du GPRA. Ecarté de la présidence, demeure cette élégance naturelle qui a damé le pion aux colons. Je n'ai jamais osé lui parler. Il paraissait si sévère alors qu'il était la gentillesse même, il paraissait si hautain alors qu'il n'y avait pas plus abordable que lui. Il fallait oser. Je n'étais pas de ceux qui osent aborder les aînés surtout quand ils ont le prestige et le passé de Ferhat Abbas. L'image que j'avais de lui était celle d'un républicain, d'un démocrate que des militants incultes ont écarté du pouvoir. Un jour je fis part de ma découverte à mon prof d'histoire du lycée, il ne me dit rien. Une semaine plus tard, il me ramena un texte intitulé : “La France, c'est moi”. Et me demanda de le lire devant lui à la fin de la classe. Voici un extrait qui a remué le jeune lycéen que j'étais : “(…) Mon opinion est connue. Le nationalisme est ce sentiment qui pousse un peuple à vivre à l'intérieur de frontières territoriales, sentiment qui a créé ce réseau de nations. Si j'avais découvert "la nation algérienne", je serais nationaliste et je n'en rougirais pas comme d'un crime. (…) L'Algérie en tant que patrie est un mythe. Je ne l'ai pas découverte. J'ai interrogé l'histoire ; j'ai interrogé les morts et les vivants ; j'ai visité les cimetières : personne ne m'en a parlé…” Après la lecture, le professeur, qui était resté silencieux, me donna quelques détails. L'article, publié par le journal l'Entente, est daté de février 1936. Son auteur : Ferhat Abbas. Même si je savais que mon enseignant était membre du FLN, donc pas du tout innocent, un texte pareil assassine son auteur. C'était un suicide. Pire, ce fut une casserole qu'a traînée toute sa vie Ferhat Abbas. Pourtant, en dépit de cette malheureuse phrase dite par conviction républicaine en opposition au nationalisme, le leader algérien a été de toutes les batailles de son époque. D'abord pour l'assimilation avant de se radicaliser et de rejoindre le FLN en 1955. Entre-temps, il connaîtra la prison, les humiliations de toutes sortes, tout comme les autres nationalistes algériens. Alors il comprendra, lui le républicain idéaliste, que la France est républicaine dans l'Hexagone et colonialiste en Algérie. Et que la république sait fermer les yeux devant les outrages des colonialistes quand elle ne leur prête pas mainforte. Premier président du GPRA, il portera la voix de l'Algérie indépendante partout dans le monde. En 1963, alors qu'il est président de l'Assemblée nationale, il sera écarté pour son opposition au parti unique. Il était pour le multipartisme, pour la démocratie, pour la méritocratie et pour la liberté d'expression. Il était contre le pouvoir personnel, contre l'oppression, contre l'emprisonnement des voix dissonantes. Il finira en prison avant d'être libéré après 10 mois. Un jour, je ne vis plus le vieil homme si élégant. Il repose au Carré des Martyrs à El Alia. Beaucoup d'Algériens pleurèrent ce jour-là l'idée d'une autre Algérie. H. G. [email protected]