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“Je ne me fais aucune illusion”
Brahim Brahimi, professeur en information et communication, à Liberté
Publié dans Liberté le 26 - 07 - 2004

Liberté : Quel est le regard que vous portez sur la situation de la presse avec le harcèlement judiciaire qui s'abat sur elle ?
Brahim Brahimi : De 1992 à mars 1996, il y a eu une dizaine d'affaires et vingt et un journalistes arrêtés. Seul Hadj Benaâmane a été condamné à trois ans de prison. Il en a fait deux ans et demi, il a été libéré en 1997. Chawki Amari a fait également un mois de prison. Pour le reste, personne n'y est resté plus de quinze jours. Toutes ces affaires sont liées à l'information sécuritaire. Et on s'en souvient, en janvier 1992, sous le gouvernement de Belaïd Abdesselam, on avait même parlé, à propos de l'information sur l'assassinat des cinq gendarmes à Laghouat, “d'information prématurée”. Les informations données par le quotidien El Watan se sont vérifiées par la suite. En janvier 1994, une cellule de contrôle de l'information a été installée, et on a même eu recours, fin 1994-février 1998, au contrôle préventif. Un policier venait contrôler le journal avant sa publication.
Et à cette époque-là, on constatait un total isolement de l'Algérie. Le régime de Zeroual fait alors une première directive, la directive 17. En novembre 1997, les assises de la presse ont été organisées, pour permettre aux journalistes et à certains avocats d'élaborer un projet de presse. Cela a permis de débloquer tous les projets de création de journaux, et nous avons assisté à la naissance d'une dizaine de titres. Il avait fait également appel au panel de l'ONU, installé le 7 juin par Kofi Annan. Un travail remarquable a été fait par de prestigieux intellectuels tels André Gluxman, BHL et d'autres intellectuels algériens, notamment les femmes, représentant la société civile auprès de l'opinion publique internationale. Il y a eu une période de répit qui a duré de 1998 à 2000. Mais après l'élection du président Bouteflika en 1999, il faut noter que le pouvoir a gelé cinq projets importants pour la presse. La loi de 1990 qui permettait, par l'article 14, à tout citoyen de lancer un journal un mois après avoir déposé un dossier au niveau du tribunal compétent. La suppression, en octobre 1993, du Conseil supérieur de l'information. Le projet de loi sur l'audiovisuel qui n'a jamais été débattu, le projet de loi sur la publicité qui a été adopté en juin et bloqué en juillet 1999 par le conseil de la nation, le projet mettait fin définitivement au monopole de l'Etat sur la publicité. Enfin, le projet de loi sur les sondages et le projet de la promotion du livre qui avait un impact direct sur le développement de la presse culturelle. En fait, tous les projets mis en avant par l'ancien ministre de la Communication et de la Culture, Abdelaziz Rahabi, ont été gelés.
Après ce tableau sur la situation de la corporation, qu'espérez-vous du projet que préconise l'actuel responsable du secteur ?
Je ne me fais aucune illusion sur l'actuel projet du code de l'information. Car, tout porte à croire qu'il s'agirait d'un code et non d'une loi pour la liberté de la presse. En fait, ce qui gêne la presse actuellement c'est l'amendement du code pénal de 2001 qui a été adopté lorsque Ahmed Ouyahia était ministre de la Justice. L'offense au chef de l'Etat qui avait disparu dans la loi 1990 est réintroduite avec force avec des peines très dures, un an de prison et 50 000 à 250 000 DA d'amende pour les journalistes et le directeur de publication. Mieux, on prévoit une amende de 250 millions de centimes pour l'entreprise elle-même. Cet amendement avait un objectif clair : briser la presse privée.
C'est donc cette loi qui est mise à exécution…
Depuis le 10 juin 2003, on assiste à un tournant pour la presse. Parce que le pouvoir, qui s'évertuait à dire qu'il n'y avait aucun journaliste en prison et que le harcèlement administratif policier et judiciaire n'était plus de mise, a décidé de frapper très durement la presse écrite. Le fait que ce harcèlement frappe la presse six mois avant les élections et un mois après le 8 avril montre clairement que le problème ne se situe pas sur le plan juridique mais sur le plan politique.
C'est-à-dire ?
Le pouvoir judiciaire, rappelons-le, n'est pas indépendant, et les rares magistrats qui n'obéissent pas aux directives de l'Exécutif et des forces occultes sont, soit écartés, soit dessaisis des dossiers sensibles. Le pouvoir politique fait ce qu'il veut, surtout que nous sommes toujours sous état d'urgence. Même les lois quand elles existent, elles ne sont pas claires.
Pouvez-vous nous donner des exemples ?
Les articles 86 et 87, qui prévoient cinq à dix ans de prison en cas d'atteinte à la sûreté de l'Etat, peuvent être interprétés selon le bon vouloir du juge ou plutôt des forces occultes qui ordonnent aux juges de soulever des dossiers cinq, six ans après la diffamation. Le dernier cas vient de nous être donné samedi dernier, dans l'affaire opposant le directeur du quotidien El Khabar, Ali Djerri, au général à la retraite Mohamed Betchine. Lors du procès, le procureur a demandé un an de prison ferme ! Heureusement que le juge a décidé que le tribunal était incompétent. Il faut noter que lorsque le projet de loi a été élaboré lors des assises de 1997, il y avait l'article 92 qui limitait à trois mois les délais de recours face à un article diffamatoire. Je dois observer que dans tous les pays du monde, ce délai est en rapport direct avec le droit de réponse et le droit de rectification. J'insiste aussi sur un autre article du projet de loi de 1997, c'est l'article 87 qui précise l'obligation de présenter les preuves de la diffamation. Un journaliste qui dispose d'un dossier solide ne peut être condamné par la justice.
Le journaliste doit, bien sûr, respecter la vie privée, les délais de prescription et ne pas évoquer les cas de réhabilitation.
Cet article est indispensable pour la recherche de la vérité.
Selon les statistiques que nous avons, les plaintes des particuliers ont sensiblement diminué. Comment appréciez-vous le travail de la presse aujourd'hui ?
Le journaliste algérien a fait son apprentissage dans la douleur face à l'adversité du pouvoir et surtout face au terrorisme aveugle. Aujourd'hui, il fait l'apprentissage de la démocratie. Il commence à respecter de plus en plus les règles de l'éthique (règles morales) et de la déontologie (règles de conduite). Il y a eu, bien sûr, des dérapages ; la presse algérienne est trop politique et ne respecte pas parfois la vie privée des leaders politiques, même ceux de l'opposition. La presse algérienne ne s'intéressait pas suffisamment à l'économie, à la culture et à la société. Elle ne fait pas beaucoup d'enquêtes.
Mais il faut constater que certains journaux commencent à s'intéresser à l'information de proximité. Et c'est un bon signe de constater qu'il existe à Oran, aujourd'hui, une dizaine de titres.
Pour revenir au débat sur le projet de loi sur l'information que propose Boudjemaâ Haïchour, les conditions s'y prêtent-elles à votre avis ?
On ne peut pas proposer un débat sur la presse et maintenir trois journalistes en prison. Si ces journalistes ne sont pas relâchés rapidement, les syndicats, associations et spécialistes des médias ne vont pas participer à son enrichissement.
Il semble même que ce projet est déjà finalisé au ministère. On risque d'assister à un débat et à un texte qui vont être remis en cause par l'ensemble de la profession. Je dois préciser que l'arrestation de Bouras, de Ghoul et de Benchicou et le suicide de Belyardouh ont mobilisé fortement les correspondants locaux qui vivent dans des conditions irrecevables. Ces adhérents en masse au syndicat ont créé de multiples associations qui viennent s'ajouter à l'association nationale créée à Bel Abbès.
Cette mobilisation est un bon signe pour la profession car l'avenir réside dans le développement de la presse régionale. La nouvelle définition, dans le monde, du service public met l'accent sur l'aide de l'Etat à la presse locale et régionale, aux folklores et aux cultures locaux. C'est ce développement régional qui nous permettra de résister face à la mondialisation.
S. R.


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