Le faux barrage ayant conduit la semaine dernière à l'assassinat du maire a levé le voile sur une localité pauvre et terrifiée, où le terrorisme n'accorde aucun répit à la population. Quand nous lui demandons notre chemin vers Ouled Bensalah, nous sommes loin de penser que l'homme et ses trois enfants sont tombés dans le guet-apens que les terroristes ont tendu aux automobilistes jeudi dernier peu avant la nuit, sur la route menant vers la petite enclave nichée dans les gorges de Palestro. Tétanisé au creux de son siège, les mains soudées au volant de sa voiture, le père de famille tressaille en entendant une rafale de kalachnikov. Quelques secondes plus tard, deux tirs sourds de pistolet automatique parviennent à ses oreilles. Les balles ciblent le maire Khelladi Khaled (59 ans), achevé dos au sol. Il est étendu au milieu de la chaussée quand la longue file des conducteurs, enfin libérée de l'étau du groupe armé, passe à proximité. Dans un fossé, sa voiture, un Partner gris de marque Renault, succombe aux flammes. Durant toute la nuit, elle éclaire la dépouille solitaire que les militaires et les gendarmes ont peur d'approcher par crainte qu'elle soit minée. Le corps de la victime est enlevé au petit matin. La voiture calcinée, quant à elle, gît encore sur le bas-côté. Deux jours après l'attentat, la carcasse se dresse devant les usagers comme un fantôme effrayant. “Nous n'avons nul autre passage vers la ville”, se résigne notre père de famille. Se tenant debout avec sa progéniture devant un abribus implanté à proximité d'une bifurcation sur la route nationale 5, il attend patiemment un fourgon pour rentrer chez lui, à 4 kilomètres, là-haut dans le maquis, à Ouled Bensalah précisément. Il est encore tôt ce dimanche. Sur la RN5, le trafic est néanmoins très dense. Profitant de cette aubaine, quelques vendeurs de melons exhibent des étals achalandés. Sans le sou, ils s'approvisionnent chez les paysans du coin pour gagner leur croûte. Quelquefois, ils chapardent des figues de Barbarie, parant les clôtures des champs en friche qui longent le chemin vers Ouled Bensalah et les hameaux aux alentours. Plus bas dans la vallée, Ammal, le chef-lieu de la commune est autrement plus sinistré. Coincé entre la RN5 (à moins de 15 kilomètres du centre de Boumerdès) et Oued Isser, il n'offre aucune perspective d'emploi à ses jeunes, sinon d'aller grossir les rangs du GSPC monnayant une part du butin, résultant du racket. Portrait d'un jeune terroriste Le terroriste qui a désigné le maire à ses acolytes et l'ayant ensuite achevé est un habitant d'Ammal. Âgé de 20 ans, il vient de sortir de prison après avoir écopé d'une peine pour complicité d'assassinat. Il y a quelques années, il avait participé à un attentat contre un individu tué pour avoir refusé de payer une dîme au groupe armé, auquel il a crevé les pneus du véhicule afin de l'empêcher de se sauver. Une semaine après sa libération, le récidiviste a pris définitivement le chemin du maquis convaincu que le crime paye. Donner le corps de Khelladi en offrande à ses chefs se voulait uniquement la preuve de son dévouement. Car en d'autres circonstances, c'est au défunt qu'il aurait dû se montrer redevable. Lui qui a octroyé 54 millions de centimes et un chalet à sa famille sinistrée par le séisme de mai 2003. À l'instar de rares villageois, les proches de la jeune recrue terroriste logeaient dans une des chaumières parsemant Doukane, un hameau perdu dans les cimes. Grâce à quelques subsides de la wilaya, le maire a érigé un camp situé à quelques encablures de Ouled Bensalah, sa bourgade natale, où les nouveaux arrivants ont trouvé un peu plus de confort et de sécurité. “La vue est plus claire ici”, plaisante un des locataires. Pour mieux illustrer son propos, il lève les yeux vers les monts qui encerclent les chalets. Bouidel, Beniyekhlef, Bellemou, Djerrah, Keddara, des noms de hameaux et de collines hostiles. Djerrah, ce versant boisé des gorges de Lakhdaria, est source d'inquiétude. C'est par lui que transitent les terroristes qui hantent la région. Ils étaient une cinquantaine au faux barrage de jeudi. “Chez nous, il doit y en avoir une quinzaine, vingt tout au plus. Les autres sont venus en renfort”, confie un adjoint au maire. L'attentat contre son président l'a dissuadé de voir apparaître son nom dans ce reportage. Dans le bureau du défunt où il nous reçoit, la vue affligeante du fauteuil vide sans son locataire exacerbe ses peurs. Qui sait ce qui pourrait se passer ? “Khelladi avait l'habitude d'emprunter cette route pour rejoindre son domicile tous les jours, depuis trois ans. Il lui arrivait de croiser des terroristes sur son chemin. Mais jamais, ils ne se sont attaqués à lui”, explique l'élu. “Je ne comprends rien !”, enchaîne-t-il incrédule. Le jour fatidique, Khelladi revenait de Boudouaou où il a été convoqué pour chercher les PV d'encadrement du référendum du 29 septembre prochain pour la paix et la réconciliation nationale. la réponse macabre du gspc “Si c'était pendant la semaine, j'aurais connu certainement le même sort, car nous avions l'habitude de rentrer ensemble”, fait observer le vice-président. Ses allégations laissent clairement entendre que l'attentat était programmé. Selon lui, il constituait une réponse du GSPC à l'offre de paix du président de la République. Cette opinion est vérifiée par le fait qu'aucun des autres automobilistes et des passagers des minibus pris dans le faux barrage n'ont été tués, ni même détroussés. “Les terroristes se sont contentés de vérifier les papiers des présents et de leur demander de verrouiller leurs portables”, relate le gendre de Khelladi. Pour son malheur, il a été le témoin impuissant du meurtre du maire. “Nous devions remonter au village ensemble. Comme il a tardé, j'ai pris le bus. Arrivé à la croisée des chemins (à 4 km de Ouled Bensalah, à proximité d'une mosquée), des hommes armés que j'avais vraiment pris pour des militaires nous arrêtent (les assaillants étaient rasés de près. Ils portaient des treillis propres. Certains avaient des brassards à leurs bras). Il nous dévient vers une route en contrebas. Beaucoup d'autres véhicules y sont déjà immobilisés. Peu de temps après, je vois arriver mon beau-père au volant de son Partner. Les terroristes lui demandent ses pièces d'identité avant de le faire descendre. Anticipant leur forfait, je cours dans sa direction. Un des terroristes me rassure en m'affirmant que le chef veut juste converser avec lui. Je n'y crois rien surtout en voyant un autre conduire le Partner en marche-arrière avant de le pousser dans un fossé. Devant mon insistance, l'homme qui me surveillait braque son arme sur moi. Il me chasse. À peine ai-je fait quelques pas que j'entends une rafale. Ammi Khaled a été tué de dos, alors qu'il marchait en direction de l'“émir”. Courant vers lui, le jeune de Doukane lui plante deux balles de PA dans la tête. On refuse que je lui porte secours”, raconte le gendre choqué. Le supplice des rescapés a duré trois heures. Avant de libérer leurs otages, les attaquants brûlent la voiture du maire. Les flammes sont hautes mais ne semblent attirer l'attention de personne. Les militaires postés dans leur caserne à trois kilomètres de là, à Tiza, demeurent impassibles. Hormis un hélicoptère ayant survolé pendant deux heures la région, les soldats sont confinés dans leur campement. “Mon père est resté allongé sur le sol, couvert de son sang pendant toute la nuit”, tonne un des fils. Résidant à Boudouaou avec son épouse, il se précipite dès la nouvelle connue à Ouled Bensalah. Il découvrira le corps du maire sur la route. “Ils l'ont laissé là comme un chien. Personne n'a osé le ramasser”, renchérit sa mère. Le front serré dans un foulard, les yeux rougis par des larmes incessantes, elle a du mal à réaliser ce drame épouvantable. “C'était un homme de bien. Mais les gens sont ingrats, les habitants de son village surtout”, peste-t-elle pleine de rancune. Entourée de ses enfants dans le petit salon de la maison familiale, elle se remémore les derniers instants passés avec son mari. Jeudi, il allait la conduire à une cérémonie de mariage. Devant se rendre à la dernière minute au tribunal de Boudouaou, il la dépose chez sa fille mariée. Ce sera leur ultime séparation. En l'absence d'enquête, elle nous livre ses présomptions. “Ce jeune terroriste qui l'a montré à son groupe et qui l'a achevé est venu il y a quelques jours à la maison. Mais mon mari n'était pas là. Une autre fois, sa mère a pointé son nez demandant à me rencontrer,” confie la veuve éplorée. Dans le camp des chalets où séjourne la femme en question, les autres locataires évitent soigneusement d'évoquer ce voisinage encombrant. Un des résidants se limite à dire qu'il a croisé le fils terroriste, il y a une semaine. “Il rodait ici à sa libération de prison. Je ne l'ai plus revu depuis”, dit-il. La peur plus que l'embarras soude les lèvres de nos hôtes. Ils craignent beaucoup pour leur sécurité. “Ici, il y a moins de risques que dans nos villages mais il ne faut jurer de rien”, observe un second locataire. Implantés en rase-campagne, les 53 chalets sont ouverts aux quatre vents. À maintes reprises, les occupants ont réclamé des autorités locales la mise en place d'une clôture. Ils souffrent aussi de manque d'eau et de problème d'assainissement. Les services de la voirie communale ne passent jamais par cet endroit. Les détritus sont jetés plus loin dans un ravin. La décharge jouxte la route vers la caserne de l'armée. Avant d'y arriver, il faut passer par un poste de contrôle implanté dans une maison abandonnée. Un stop est signalé sur une assiette de parabole peinte en rouge et montée sur le toit. Le logis délabré compte parmi d'innombrables d'autres maisons désertées. Selon l'adjoint au maire, 5 villages sont vidés de leurs habitants. À Doukane, il ne reste que 16 familles cohabitant avec les terroristes qui ont pris possession des lieux. “Ils séjournent dans certaines demeures où il y a de l'eau et de l'électricité”, confie l'élu local. L'exode saigne aussi le chef-lieu de la commune. À Ammal, plus de 20% des habitants (sur une totalité de 10 000) ont fui vers des cieux plus cléments. Démentant l'optimisme entretenu par les officiels, les amateurs au départ sont encore nombreux. Le dernier faux barrage illustre la peur qui les ronge depuis plus d'une quinzaine d'années. “Nous n'avons jamais connu la paix ici. Des faux barrages, il y en a toujours”, assène le fils cadet des Khelladi. Rarement, ils sont suivis d'assassinats. Car hormis celui de 2000, ayant conduit au meurtre de trois militaires et d'un gardien de prison, les embuscades sont à but lucratif. Leurs auteurs sortent de leur retraite pour détrousser les civils. Ni l'imposant cantonnement de la gendarmerie implanté au cœur de la ville depuis 1999 ni la présence des militaires ne semblent les en dissuader. S. L.