Au moment où l'indignation après le crime abject de la jeune Chaïma, brûlée après avoir été violée, se poursuit, des femmes, jeunes et vieilles, loin des feux de la rampe, s'engagent dans la bataille contre l'archaïsme. Dans un village reculé au fin fond du Djurdjura, en Kabylie, elles ont créé un comité pour prendre en charge les problèmes de leur cité. Une première, au regard de certaines pesanteurs culturelles, et dont elles souhaitent qu'il suscite une émulation à travers d'autres contrées du pays. Reportage. "On n'a pas attendu l'Etat pour s'occuper des problèmes du village." Au fond d'une ruelle qui serpente à travers des maisons, pour la plupart en tuile rouge, dans un vieux local retapé à neuf qui fait office de siège à l'association locale Tazdeg (propreté, en berbère), Mohand Saïd affiche la sérénité que forge la rudesse de la vie en haute montagne. Derrière d'épaisses lunettes marron, cet ancien directeur d'école, la soixantaine consommée, ne dissimule pas sa fierté du travail accompli par le comité du village dont il est un membre actif. Avec le bagout familier de ceux qui ont la mémoire et les histoires du village, il raconte dans les moindres détails l'organisation et les réalisations, en dépit des moyens limités, des habitants de ce village de 3 000 âmes, planté sur une colline à plus de 1 100 m d'altitude, en plein cœur du Djurdjura. Face au mont "sacré" Azrou n Thor (Rocher du zénith), qui surplombe la commune d'Illilten, lieu de pèlerinage annuel de nombreux visiteurs, et en contre bas du col de Chellata d'où l'on peut admirer la vallée de la Soummam au sud et la vallée du Sebaou au nord, le village Aït Aziz, dans la commune d'Illoula Oumalou (daïra de Bouzeguène), à 70 Km au sud-est de Tizi Ouzou, baigne dans un calme quasi religieux en ce début d'automne. Rien ni personne ne vient troubler la quiétude de ce village aux 90 martyrs. Les voitures qui arrivent ici "échouent" juste à l'entrée du village, où une grande placette a été aménagée par les habitants. En plus d'un parking, la placette est dotée de bancs et de toilettes publiques, tandis que les murs alentour sont tapissés de portraits de personnages dont semble se réclamer ce petit morceau de la Kabylie : le célèbre écrivain Kateb Yacine, la diva de la chanson Nouara, l'héroïne de la résistance contre la conquête coloniale Lalla Fathma n Soumer... Elle sert aussi de lieu de rencontre pour les vieux retraités. Et pour arriver à cet endroit, entouré de collines et de monts, les uns aussi pittoresques que les autres, les chemins sinuent et montent. "Petite république" À l'instar de nombreux villages en Kabylie, Aït Aziz n'a jamais attendu l'Etat pour se prendre en charge. Une histoire de tradition qui se perpétue de génération en génération. Mais peut-être aussi par la conception que se fait chacun que le bonheur de l'individu est lié au bonheur de la communauté. Et cela remonte à loin dans le temps. "Le comité du village existe depuis plus d'un siècle", soutient Mohand Saïd, dont le père et le grand-père faisaient déjà partie. Parmi les plus grandes réalisations : l'alimentation du village en eau potable H24 acheminée depuis Agouni n Tizi. À environ 2 km à vol d'oiseau d'ici, Agouni n Tizi, un lieudit du col de Chellata, est tristement célèbre pour avoir été le lieu d'implantation d'un "camp de la mort" en 1958, lorsque des habitants des villages environnants, dont Mzeguene et Lemsella, y avaient été torturés par l'armée coloniale. "400 personnes y avaient laissé leur vie sous la torture en pleine canicule du mois d'août", raconte Ali Aït Oumalou, la moustache torsadée, membre du comité. Et la gestion du précieux liquide est rigoureuse : lorsque le débit vient à diminuer lors des grandes chaleurs d'été, il est rationné pour chaque maison. Seuls sont exemptés les organisateurs de fêtes ou ceux qui construisent une nouvelle maison à qui elle est offerte gratuitement. "Même un invité, un étranger a droit à vingt litres", assure Mohand Saïd. Très strict, le règlement s'impose à tous : même pour brûler la broussaille, il faut avoir l'autorisation préalable du comité. Dans cette petite "république", on règle même les éventuels conflits entre individus ou familles sans recourir à la justice. "On essaye toujours de régler ces conflits, quelle que que soit leur complexité, au sein du comité", précise l'ancien directeur. Autre réalisation, non moins importante : l'aménagement d'un dispensaire. Et le budget pour le financement des projets ? "On fonctionne grâce aux cotisations de chaque responsable de famille mais également grâce aux aides des émigrés et des bénévoles, qui nous fournissent parfois du matériel", dit-il. Une "taxe", cotisation de 1 000 DA, est même "infligée" à toute personne ne participant pas aux travaux. Les femmes, la nouvelle arme C'est parce que les défis sont si nombreux et que le village s'agrandit, parallèlement à l'ambition d'en faire un modèle, que l'idée d'associer les femmes a germé. C'est ainsi qu'il y a quelques semaines un comité, composé exclusivement de femmes, a été mis en place. Presque chaque maison y est représentée et où des universitaires côtoient de vieilles illettrées. Une première dans cette région et peut-être même en Algérie, où le conservatisme a encore la peau dure et où la femme peine, malgré de relatives avancées, à se faire une place au soleil. À se faire entendre. À être écoutée. "C'était au cours d'une discussion avec mon père à la maison. Je lui ai suggéré l'idée et il a tout de suite acquiescé", raconte Sonia, une trentenaire, diplômée de l'université de Tizi Ouzou et fille de Mohand Saïd. Entourée d'une quinzaine de femmes, presque toutes vêtues de la tenue traditionnelle, la jeune femme, aux yeux pétillants et qui respire l'enthousiasme, savoure le plaisir de faire partie du comité et de pouvoir enfin participer à l'épanouissement de "taddart" (village). "On travaille ensemble et en concertation avec les hommes", dit-elle. "Il y a des choses que les hommes ne peuvent pas faire, donc on veut les aider", renchérit Souhila, autre jeune femme membre du comité. Réunies dans le local de l'association quelques jours plus tôt, elles se sont entendues sur le règlement "intérieur" et ont défini les chantiers qu'elles entendent engager. À commencer par l'opération du nettoyage et de l'embellissement du village. Première résolution : plantation de roses et de fleurs. Au menu également : l'alphabétisation des femmes et leur initiation aux... nouvelles technologies de l'information, notamment pour "permettre à certaines de discuter avec leur progéniture vivant à l'étranger", soupire Sonia. Grâce au matériel offert bénévolement par la maison de la culture de Tizi Ouzou, dont des ordinateurs, des machines à coudre et autre matériel de coiffure, des formations sont dispensées au profit de certaines femmes n'ayant pas fait d'études ou à l'instruction rudimentaire. Tradition séculaire, on initie certaines au travail de la poterie. Contraints à des vacances prolongées à cause de la pandémie de Covid-19, les enfants focalisent aussi leur attention. "On essaie de leur apprendre le dessin, le théâtre et la musique", affirme Saâdia, détentrice d'un master en parasitologie de l'université de Tizi Ouzou, chargée de coordonner entre leur comité et celui des hommes, particulièrement lorsqu'il est question du financement de quelque projet. "On veut bien leur apprendre l'écriture de tamazight", ajoute, de son côté, Sonia. Ces femmes que rien ne semble décourager, conscientes du rôle qu'elles peuvent jouer, s'occupent aussi du nettoyage du cimetière, tout comme des préparatifs d'une fête en vue, de la circoncision collective ou de la célébration de "thameghra n Sidi Ali", du nom d'un saint vénéré dont la sépulture se trouve en contrebas du village. La question environnementale n'est pas en reste et demeure aussi une priorité de ces femmes qui ont l'ambition de postuler, à terme, pour le prix du "village le plus propre de Kabylie". Comme les villages Tiferdoud et Iguersafene, sortis de l'anonymat grâce à leur propreté et pour avoir abrité le festival populaire Racont'arts, les femmes d'Aït Aziz projettent de créer un centre de tri pour les déchets ménagers et de se lancer dans le compostage du plastique à la lisière du village. "On essaye de s'inspirer de ces deux villages et de solliciter l'association Tezdeg", dit Saâdia qui, comme certaines filles fraîchement diplômées, se rend utile en attendant de trouver un emploi. Dynamique de changement En dépit de quelques résistances, survivance de pesanteurs culturelles, cette dynamique imprimée par les femmes à ce village ne laisse pas indifférent. "Je remercie les hommes qui ont laissé ces femmes activer dans le comité. De plus en plus de femmes veulent rejoindre le comité après avoir vu faire les autres", se réjouit Mohand Saïd. "Elles sont mieux écoutées aujourd'hui et se sentent mieux considérées ; on veut être un exemple", s'enthousiasme, pour sa part, Saâdia. Loin d'être un épiphénomène, ce comité qui s'est créé dans le prolongement d'autres associations féminines qui ont désormais pignon sur rue dans certains villages, comme à Sahel, lauréat de la palme du village le plus propre de Kabylie, semble s'inscrire dans la dynamique des changements qui traversent la société, dont la Kabylie. "Cela relève de la dynamique de la société villageoise. L'émergence d'un comité de village de femmes implique des changements dans la société où on attribuait à la femme un rôle qui n'était pas dans la tradition de la gestion du village", explique Azzedine Kenzy, enseignant-chercheur au département de langue et culture amazighes à l'université Mouloud-Mammeri de Tizi Ouzou. "L'émergence du comité traduit des changements et signifie que la société n'est pas restée cloîtrée dans la tradition et l'archaïsme", estime-t-il. Pour l'auteur de Tajmaât du village El-Qelaa des Ath Yemmel, "c'est un processus d'un changement sociétal dans une communauté villageoise". Et malgré l'éloignement et l'enclavement, Aït Aziz, où jadis, se rappelle encore Ali Aït Oumalou, un couple arrivant au village se devait de se séparer à l'entrée et chacun empruntant une ruelle pour rejoindre le lieu où ils sont conviés, veut désormais être un exemple. Et pourquoi pas faire des émules. "Mon ‘pays' est cher, on est jaloux. On doit être meilleurs. On veut que d'autres fassent de même", espère Na Ferroudja dans un parfait kabyle. Ultime rêve de cette septuagénaire qui a sans doute dû affronter bien desépreuves : que son village devienne un modèle...
De notre envoyé spécial à Aït Aziz (Tizi Ouzou) : Karim KEBIR