Pendant vingt ans, ses œuvres — nombreuses — sont comme boycottées par le milieu littéraire. Elles n'ont jamais été retenues par les jurés des grands prix. Pourtant, l'auteur figure parmi les écrivains francophones les plus lus, ses romans sont traduits dans presque toutes les langues. Yasmina Khadra est-il devenu un écrivain banni, exclu ? En tout cas, lui dénonce des manœuvres visant à le disqualifier. Il a accusé publiquement l'auteur franco-marocain d'être l'instigateur de cette exclusion. À "Liberté", il explique les raisons de ce traitement qui lui est réservé. "Si j'ai fini par crever l'abcès, c'est parce que le furoncle débordait dangereusement. J'ai dénoncé les manœuvres de ce monsieur (Tahar Benjelloun) pour lui signifier que mon silence n'était pas une défection, que ce n'est pas parce que je me taisais que j'ignorais ce qu'il racontait", fulmine-t-il. Khadra évoque aussi la situation algérienne à quelques jours de la célébration du deuxième anniversaire de l'insurrection citoyenne de Février. Il porte un regard "blessé, affligé, mais toujours vif..." "Je serais moins meurtri si on commençait par libérer tous les détenus d'opinion", enrage-t-il. Il lance un appel aux décideurs pour "faire montre de lucidité et de restituer tous les détenus d'opinion à leurs familles et à leur patrie". Liberté : Vous avez dénoncé dans une émission de télé des "manœuvres inqualifiables" de Tahar Benjelloun visant à vous bannir du milieu littéraire. Pourquoi cet écrivain a-t-il agi ainsi à votre égard ? Yasmina Khadra : Il ne s'agit pas de bannissement. L'exclusion qui me frappe répond à des enjeux pluriels, dont certains m'échappent. Si j'ai fini par crever l'abcès, c'est parce que le furoncle débordait dangereusement. J'ai dénoncé les manœuvres de ce monsieur (Tahar Benjelloun) pour lui signifier que mon silence n'était pas une défection, que ce n'était pas parce que je me taisais que j'ignorais ce qu'il racontait. Cet homme porte atteinte à mon intégrité depuis vingt ans. Il médit de moi en France, en Espagne, partout en Europe, jusqu'en Chine, et malheur à celui qui ose prononcer mon nom devant lui. Par mon intervention, j'ai seulement voulu rassurer mes lecteurs et les libraires qui me défendent. Et nullement pour appeler à la raison mes détracteurs et les consciences silencieuses. Je sais que je n'ai rien à attendre de ce côté-là. Tant que je ne serai pas atteint au niveau de ma vocation d'écrivain, je me dois de cohabiter avec les hostilités. Tous les écrivains ont connu, connaissent et connaîtront des méchancetés gratuites et des lynchages. Là où vous êtes encensé, d'autres vous enfument, tel est l'équilibre des choses. À point le monde littéraire est féroce ? Cela cache-t-il d'autres enjeux ? Le milieu littéraire ressemble à tous les milieux où le génie et le talent exultent. Il a ses combats, ses territoires conquis et ses zones d'ombre, ses ennemis et ses alliés en son propre sein. Comme dans le milieu des arts, ou des sports ou du cinéma. Y compris dans le prestigieux milieu scientifique que la Covid nous a dévoilé, avec ses arènes à ciel ouvert où d'éminents chercheurs, professeurs et experts se tirent dessus à boulets rouges lorsqu'ils ne sortent pas la grosse artillerie. Le milieu littéraire est très proche de la cour de récré. D'ailleurs, nous ne sommes jamais totalement sortis de la cour de récré. Ce que l'on m'interdit dans la sphère parisienne, je l'obtiens ailleurs, dans le monde et dans le cœur de ceux qui apprécient mon travail. Il ne faut pas tomber dans la souricière des colères. La vie est courte et mérite d'être mieux vécue. J'essaye de m'attarder sur ce qui me construit et non sur ce qui est susceptible de gâcher mes rares joies en ce monde. Je ne suis qu'un romancier. J'écris des livres comme on offre des moments d'évasion, comme on propose de la compagnie bienfaisante. Le livre est l'écrin d'une belle générosité. C'est comme ça que je vois les choses. Je n'ai jamais médit d'un écrivain, ou d'un humoriste, ou d'un comédien ou d'un musicien ou d'un champion car ils sont les faiseurs de nos petits bonheurs. S'il m'arrive de ne pas être d'accord avec un certain courant intellectuel, je n'en fais pas une fixation. Je dis ce que j'ai à dire et je passe mon chemin. Cela n'explique-t-il pas, selon vous, la crise de la littérature et de la création ? Il n'y a pas de crise littéraire. La création est toujours là, moins ambitieuse par endroits, mais elle existe, et c'est tant mieux. La crise est surtout économique, et les lecteurs assidus n'ont pas toujours le budget conséquent pour satisfaire leur appétit livresque. Le vrai problème se pose chez nous, en Algérie. L'Etat ne s'investit pas de manière efficace à même de faire du livre un pain quotidien. Pour initier nos jeunes à la lecture, il faut commencer à la maison d'abord, ensuite à l'école. Je ne comprends pas pourquoi, dans nos lycées, on n'enseigne pas nos écrivains, pourquoi on ne les invite pas à des rencontres. Nos enfants auront un rapport aux auteurs plus direct, physique et stimulant. Je me suis produit dans des lycées et des universités en Américaine latine, aux Etats-Unis, en Asie, en Orient et dans plusieurs pays européens. C'étaient des moments de grâce, pour moi et pour les étudiants. Pourquoi empêche-t-on nos enfants de rencontrer les écrivains de leur propre pays ? Le passage d'un auteur dans une école pourrait susciter de belles vocations. Est-ce cela qui explique le boycott de votre dernier roman Le Sel de l'oubli par la presse et les institutions littéraires françaises ? C'est bien la première fois que ça m'arrive. Avant, j'avais droit à un plateau ou deux de télé, à quelques radios et quelques critiques dans la presse parisienne. Avec Le Sel de l'oubli, ce fut le silence tous azimuts. Pas un mot, pas une ligne, pas un micro, hormis France 24 et TV5, deux chaînes tournées vers l'étranger, et de rares échos dans des titres indépendants. Malheureusement, je n'ai pas la réponse à cette attitude. C'est triste, mais c'est comme ça. Les animateurs sont libres d'inviter qui ils veulent. De mon côté, je n'ai jamais pris mon téléphone pour appeler un chroniqueur et lui demander s'il a reçu mon bouquin ou pas. J'ai même interdit à mon éditeur Julliard et à notre attachée de presse d'insister. Quand on m'invite, je dis merci. Quand on m'ignore, je dis dommage, et ça s'arrête là. Le Baiser et la Morsure qui vient de paraître est-il une réponse à vos détracteurs ? Ce serait leur accorder une importance qu'ils ne sont pas près d'assumer. Le Baiser et la Morsure s'adresse à ceux qui me lisent sainement. Je leur dois ma force et mon audience. Vous me donnez là l'occasion de signaler que la version algérienne du Baiser et la Morsure est plus riche en textes et en photos que celle parue en France. Y figure un long entretien inédit avec Alger à travers lequel je réponds à une certaine mentalité dans l'espoir de l'assagir. Le livre sortira bientôt chez Casbah Editions. Mais cette campagne dont vous êtes victime ne vous a pas empêché d'être l'un des écrivains francophones les plus lus dans le monde entier ! Y a-t-il pas plus beau que la reconnaissance du public ? Effectivement, il n'y a pas plus beau que la reconnaissance du public. J'ai la chance d'avoir des fans clubs au Mexique, à New York, au Venezuela, à Jaïpur (Inde), en Lituanie, en Algérie, en Jordanie, à Bahreïn, en Egypte, au Maroc, en Tunisie, enfin, un peu partout, ce qui prouve que je ne suis pas seul. Hélas, il arrive que certaines fêtes soient chahutées, et là, on n'y peut pas grand-chose. Ce qui importe, c'est de continuer d'œuvrer pour cette magnifique vocation, qui s'appelle la littérature, et de donner le meilleur de soi à ceux qui vous apprécient. Quel regard portez-vous sur l'Algérie d'aujourd'hui, deux ans après l'extraordinaire insurrection citoyenne dont nous fêtons le 2e anniversaire dans quelques jours ? Un regard blessé, affligé, mais toujours vif. L'Algérie mérite un meilleur sort. Nous avons subi les pires outrages et payé le prix fort pour un minimum d'égards, et voilà que nos sacrifices s'émiettent contre l'absurdité d'un système qui ne sait où donner de la tête. Je serais moins meurtri si on commençait par libérer tous les détenus d'opinion. J'ai entendu l'appel déchirant de Mme Nekkaz. Mon cœur en est charpie. Je demande solennellement à nos décideurs de faire montre de lucidité et de restituer tous les détenus d'opinion à leurs familles et à leur patrie. La tyrannie finit toujours par s'auto-dévorer. Je ne voudrais pas que les choses dégénèrent. La Covid-19 et la crise politico-économique suffisent largement à nos peines. Ayons le courage d'être raisonnables (car, il en faut pour l'être) et finissons-en avec les abus qui ne sont que l'expression d'une lamentable fuite en avant. Je profite pour saluer nos avocats défenseurs de la dignité, derniers bastions de la déontologie, pour leur attitude louable qui nous sauve la mise. Notre pays est en danger, mais il ne tombera jamais.