À Bir Lahlou, à quelque 64 km/metricconverter / à l'est du “mur de la honte” érigé par les Marocains au début des années 80, et qui sépare les territoires occupés des territoires sahraouis, près d'une centaine d'immigrés clandestins africains y ont élu temporairement domicile. Regard égaré, mine défaite et visage éprouvé ; certains en guenilles marchent pieds nus quand ils ne sont pas enveloppés dans des pansements, tandis que d'autres, arc-boutés sur un parvis en béton, dos collé au mur, se tiennent le front des deux mains. Comme pour maudire le destin. Par certains aspects, l'image évoque “l'île des lépreux”, ce roman de Jack London du début du siècle dernier. Sauf qu'ici l'endroit ne prête guère à l'exotisme ni aux rêveries du solitaire. à Bir Lahlou, zone désertique à 237 km au sud de Tindouf, à quelques 64 km à l'est du mur, appelé “mur de la honte” par les Sahraouis, celui érigé par les Marocains au début des années 80 et qui sépare “les territoires occupés” des “territoires sahraouis”, à la lisière de la frontière mauritanienne, la première ville étant à seulement 42 km, près d'une centaine d'immigrés — exactement 95 représentant 9 nationalités — clandestins africains y ont désormais élu temporairement domicile. Abandonnés par les marocains dans les confins du désert, selon leurs témoignages, ils ont été récupérés par les autorités militaires sahraouies depuis quelques jours seulement en plusieurs points du mur. Siège de la 5e Région militaire du Front Polisario, l'endroit qu'il faut gagner en 5 heures de route depuis Tindouf à travers les pistes rocailleuses et sablonneuses des hamadas n'abrite qu'un “hôpital”, de construction sommaire, attenant à ce qui semble faire office de fort retranché : une suite de “koubas” qui encercle une grande cour où sont regroupés les immigrants. Aux alentours, c'est le vide. Le néant. Quelques plants d'acacias, des roches éparpillées à perte de vue, un vent léger traînant des sachets vides et deux corbeaux visiblement amusés de se béqueter rappellent aux plus téméraires des bourlingueurs qu'il est difficile de s' y aventurer en l'absence d'un guide avisé. Il est vrai qu'ici, c'est une zone classée militaire et qu'en face à un peu plus d'une soixantaine de kilomètres il y a “l'ennemi”, comme disent les sahraouis. Il est vrai également qu'à un jet de pierre se trouve un semblant de marché, en fait un point de chute des nomades et des voyageurs d'un jour, et où vous pouvez trouver des pièces de rechange, du thé et quelques “trucs” de subsistance. Mais les immigrants, malgré les vicissitudes, les souffrances endurées depuis ce fatidique jour de leur refoulement, semblent tout de même soulagés à l'idée d'être sauvés d'une mort certaine. Tandis que certains erraient à l'intérieur de la cour, d'autres s'affairaient à laver à l'extérieur, à proximité d'une baraque de fortune, ce qu'il leur sert de linge. D'autres, enfin, faisaient la file pour récupérer de l'eau distribuée par des représentants de la mission des nations unies pour le référendum au Sahara occidentale (Minurso). L'arrivée de la presse internationale, venue en nombre à leur rencontre, était perçue comme un bol d'oxygène par ces candidats malheureux à l'exil. “On a bu de l'urine” “Les Marocains nous ont abandonnés en plein désert. Ils nous ont donné chacun trois pains, trois boîtes de sardines, deux gourdes d'eau et une orange. Ils nous ont dit que l'Algérie est seulement à 5 km, alors que la Maurétanie est à 10 km”, raconte Joël, un jeune Ivoirien de 18 ans. Parti de Bassam au mois de mai dernier, Joël a traversé successivement le Ghana, le Burkina-Faso, le Niger, l'Algérie où il est resté 4 mois à Djanet, ensuite Ouargla, Alger, Maghnia d'où il est rentré clandestinement au Maroc et enfin Oujda où il est resté deux mois. C'est dans la forêt de Gourougou, “où on mangeait parfois dans les poubelles”, dit-il, dans la périphérie du Nador, qu'il a atterri au milieu des “camarades”, un vocable utilisé, explique-t-il, par les policiers marocains pour désigner les africains. “C'est là que les camarades m'ont expliqué comment faire pour sauter le grillage”, se rappelle-t-il. Ce séjour, cependant, dans cette forêt n'a pas été de tout repos. “à plusieurs reprises, les Marocains nous frappaient et nous refoulaient vers Oujda. Ils nous disaient d'aller en Algérie.” Après plusieurs vaines tentatives dont la dernière qui a fait là une des médias mondiaux, “où ils ont tiré sur nous (les marocains, ndlr)”, Joël sera arrêté lors de son retour au Nador. Fouillé et délesté de son portable et de 300 dirhams, selon son témoignage, il sera convoyé dans un bus en compagnie d'autres immigrants, les mains menottées, vers les confins du désert à l'extrême sud du royaume. “Lorsque nous avions demandé où nous emmenaient-ils, ils nous ont répondu vers Oujda”, dit-il avec ce regard d'adolescent qui dégageait une expression d'inquiétude qui la dispute au dépit. Abandonnés à proximité des mines, Joël et ses camarades vont errer pendant quatre jours en plein désert sans repères. “On n'avait plus d'eau et on était contraints de boire même l'urine.” Même si aucune confirmation n'était disponible, il raconte qu'une femme enceinte aurait même trouvé la mort en compagnie de deux autres ressortissants, alors que les traces de quatre autres femmes ont été perdues. “Alors que nous commencions à perdre espoir, poursuit Joël, nous vîmes une voiture qui transportait je crois de la marchandise et nous lui demandâmes de l'aide. C'est alors qu'on apprendra que l'Algérie est à… 350 km, alors que la Maurétanie est à 800 km”. Le “messie” du désert va ensuite informer les autorités militaires sahraouies qui viendront les chercher. “Ensuite, ils nous ont emmenés ici”. Après ce calvaire, cette quête d'un Eldorado qu'il n'aura peut-être jamais la chance de voir, ce cauchemar au bout du rêve, Joël ne rêve que d'une seule chose : retourner chez les siens. “Je regrette cette aventure. Mon grand souhait, c'est de rentrer en paix.” Un vœu qu'il pourra exaucer certainement bientôt puisque ses parents ont été informés par la Minurso… qu'il était vivant. “L'Afrique que j'ai vue ne peut rien m'apporter” Contrairement à Joël, Sylvain, un jeune Camerounais de 22 ans, ne veut pas retourner dans son pays. En dépit des “mauvais traitements” que lui ont “infligés” les Marocains, il espère toujours gagner l'Europe. “Je cherche un avenir meilleur. Je ne souhaite pas rentrer au Cameroun, il n'y a aucun avenir là-bas”, dit-il. Parti de Douala avec 200 000 francs CFA en poche, Sylvain s'est retrouvé au Maroc après avoir traversé le Niger et l'Algérie. Comme d'autres immigrants, il a été arrêté dans la forêt. Après une nuit passée dans un camp “sans manger”, et avoir été délesté de tous ses “biens” (portable, argent, carnets d'adresse…), il sera convoyé également comme le reste de ses compagnons vers une destination, Oujda leur a-t-on dit. Mais en fait, c'était le désert. “En cours de route, les policiers nous ont frappés parce que de passage dans un village, nous avions reconnu un groupe de journalistes et on leur a montré nos mains menottées”, raconte-t-il. “Même le chauffeur était énervé car il ne savait pas où il nous emmenait. Par moments, lorsque le bus s'arrêtait, on voyait les policiers, nerveux se concerter. Ils devaient certainement recevoir des ordres.” Largués de nuit dans un endroit dont il retient uniquement l'image des voitures militaires qui les ont accueillis, phares braqués sur le bus, Sylvain entendra dire qu'ils seront conduits dans un camp pour être rapatriés. Mais un officier lui dira que leur pays, le Cameroun, “refusait de les recevoir”. “Ils nous ont partagés en groupe de 14 personnes et embarqués dans des camions pour être abandonnés près du mur. Là ils ont commencé à nous chasser.” Et la lutte pour la survie pouvait…commencer, dit-il, “dans le pays de nulle part” avec cette interrogation sur l'attitude des “amis” marocains. Une interrogation mêlée à une tristesse partagée aussi par son compatriote Erik. Orphelin de père, qu'il “n'a pas connu”, et de mère, celle-ci est morte alors qu'il avait à peine 15 ans, Erik, aujourd'hui âgé de 17 ans, n'est pas près, lui aussi, d'oublier de sitôt le cauchemar vécu entre les mains des Marocains. “Nous n'oublierons jamais ce qu'ils nous ont fait”, dit ce jeune garçon, clopinant. Mais qu'à cela ne tienne, son rêve est toujours de retrouver l'Europe où, croit-il, il “pourra gagner sa vie”. “Je ne souhaite pas rentrer au Cameroun. Je souhaite que l'Union européenne (UE) fasse quelque chose pour nous. Je veux trouver une famille d'accueil. L'Afrique que j'ai vue ne peut rien m'apporter.” “Le Maroc va payer au nom du seigneur Jésus” Cette peur des lendemains incertains est aussi la hantise de celui qu'on désigne ici par le nom de Pasto. Guinéen d'origine, figurant parmi les plus âgés des immigrants regroupés dans ce camp de Bir Lahlou, Pasto remercie le “seigneur” de l'avoir sauvé d'une mort dont il dit qu'elle était certaine. “Je remercie Dieu de n'être pas mort dans le désert”, affirme-t-il dans un anglais mélangé de temps à autre à quelques mots français. Traînant en chaussettes au milieu de la cour poussiéreuse, criant sa colère, Pasto avoue qu'il n'est pas près de rentrer chez lui à cause de la pauvreté qui y sévit. “Je ne suis pas près de rentrer. Je suis pauvre et mon pays est pauvre.” Mais il prédit, un tantinet bigot, un avenir difficile au Maroc accusé d'être à l'origine de ses déboires. “Le Maroc va payer au nom du seigneur Jésus.” Cependant s'ils sont sauvés lui, Erik, Sylvain, Joël et tous ceux qui sont ici grâce aussi, il faut sans doute le noter, au travail des ONG comme la section espagnole de Médecins du monde, d'autres ne sont peut-être pas sûrs d'arriver à bon port. Avant-hier soir, encore 20 immigrants ont été retrouvés près de Mehiriz. Et selon les autorités sahraouies, ce phénomène de renvoi des immigrants par les Marocains date depuis quelques mois déjà. En août dernier, plusieurs Bengalais et Indiens ont été retrouvés, alors qu'en septembre près d'une trentaine de Pakistanais ont été sauvés. À moins d'une implication de la communauté internationale, l'enfer du désert guette toujours les “candidats clandestins” à l'exil… K. K.