"Ce virus a passé son temps à déjouer tous les pièges ; il s'exprime par une affection aux multiples facettes, sous la forme de maladie vasculaire, neurologique, respiratoire, mort subite ; bref, toute la médecine y passe. C'est un ennemi qui change tout le temps de visage ; chaque malade lui donne la possibilité de muter. Il nous déroute tout le temps." Liberté : Quelle lecture faites-vous de la flambée des contaminations par la Covid-19 qui sature actuellement les hôpitaux ? Pr Mansour Brouri : La flambée des contaminations est la conséquence de plusieurs facteurs. Elle est d'abord due à l'absence, dès le début, d'un plan d'action modulable, pouvant être réadapté après évaluation à chaque étape. Une très mauvaise évaluation du nombre de contaminations quotidiennes ; si vous avez des chiffres minorés, volontairement ou pas, vous aurez tendance automatiquement à être faussement rassuré, ce qui va justifier l'immobilisme et le relâchement dans l'observation des mesures barrières par les citoyens, les services de sécurité en charge de les faire respecter et l'exigence par les autorités de santé d'une réorganisation hospitalière qui s'imposait. En effet, lorsque vous avez des chiffres aussi rassurants pendant des mois, alors que ça flambe partout, vous finissez par vous convaincre que vous avez maîtrisé la pandémie, même si vous n'avez rien fait pour. Même les plus pessimistes qui étaient sûrs qu'on allait subir une vague sévère depuis mars-avril ont fini par être convaincus qu'ils se sont trompés ; j'en fais partie. Comment voulez-vous vous préparer à faire face à cette pandémie si vous n'avez aucune donnée épidémiologique fiable. On prépare un programme de lutte rigoureux à partir de données d'enquêtes épidémiologiques qui nous permettent de faire des prévisions fiables, les plus proches possibles de la réalité. On constate justement une ambivalence concernant le nombre des patients graves et celui des décès... Effectivement, comment expliquer que le nombre de malades en réanimation annoncé officiellement tourne autour de 40, alors qu'il vous est impossible, après avoir fait le tour des hôpitaux du pays, de trouver un lit pour placer un malade ? On nous annonce un nombre total de 16 décès pour les dernières 24 heures, alors qu'un responsable nous donne, pour le même jour, 13 décès, pour le seul CHU Mustapha. Il n'y aurait que 3 décès supplémentaires sur tout le reste du territoire national et des autres hôpitaux ? Soyons sérieux ! Les autorités sanitaires semblent réticentes vis-à-vis de l'option du confinement. Ont-elles raison ? On ne décide pas d'aller à un confinement de gaîté de cœur ; personne ne le souhaite. Ses conséquences sont lourdes à faire supporter à la population, et son coût socioéconomique très élevé à court, moyen et long termes. Mais comme il s'agit d'une maladie très contagieuse, c'est le seul moyen à notre disposition qu'on peut mettre en œuvre pour arrêter la propagation du virus et réduire la vague pandémique, du moins dans un premier temps. Ce virus nous a amenés à réactiver des mesures en cours, au Moyen Âge, car, contre l'infection, nous ne disposons jusqu'à présent d'aucun traitement efficace. Donc pour répondre à votre question, l'option d'un confinement n'est pas du tout à écarter dans les prochains jours et non pas semaines, parce que dans le cas de cette pandémie, il faut décider et agir très vite, sinon, le virus nous submergera ; surtout que nous ne sommes pas nombreux à avoir été vaccinés. Que faut-il mettre immédiatement en place pour stopper la pandémie ? Un plan de communication aurait été d'un grand apport ; tous les experts qui se sont exprimés sur le sujet l'ont souligné. Parmi les mesures à mettre en œuvre en plus des habituelles mesures barrières, la fermeture des salles des fêtes et l'interdiction des mariages qui doivent être impératives. Il faudra veiller au strict respect de toutes les mesures de distanciation en salle fermée, avec l'obligation du port du masque. Enfin, et même si c'est trop tard, je ne peux le laisser passer : on n'aurait jamais dû autoriser les marchés aux moutons et la célébration quasi normale de la fête de l'Aïd. Quand on voit les images du marché du Khroub, cela fait froid dans le dos ; l'explosion de la pandémie dans les prochains jours ne souffre aucun doute. Quel scénario prévoyez-vous dans les prochains jours ? S'il y a bien une affection pour laquelle il est difficile d'avancer des prévisions, c'est bien la Covid-19. Ce virus a passé son temps à déjouer tous les pièges ; il s'exprime par une affection aux multiples facettes, sous la forme de maladie vasculaire, neurologique, respiratoire, mort subite ; bref, toute la médecine y passe. C'est un ennemi qui change tout le temps de visage ; chaque malade lui donne la possibilité de muter. Il nous déroute tout le temps. Mais nous avons l'impression que nous allons vivre un très mauvais mois d'août si nous ne prenons pas toutes les mesures de protection très rapidement, en associant de façon responsable l'ensemble de la population. Et pour ce faire, il faut beaucoup de transparence et arrêter de prendre la population pour ce qu'elle n'est pas. Après avoir été les champions du vaccino-scepticisme, les Algériens se ruent actuellement vers les espaces de vaccination. Que peut-on espérer de cet engouement au moment où le coronavirus, dans sa variante Delta, touche les jeunes ? La leçon à tirer de cette ruée vers les vaccins est la prise de conscience par la population de la gravité de la situation ; il suffisait de lui dire la vérité et d'être crédible. Il convient de se rappeler tout ce qui a été dit à propos de ces vaccins. Ce n'est pas le peuple qui a décidé de ne pas négocier plus tôt et de ne pas acheter les bons vaccins au bon moment, alors que certains pays se sont précipités en payant le prix fort pour les acquérir au plus vite, afin de protéger leurs concitoyens. Combien de milliards de dollars ont été mis sur la table par certains présidents pour être les premiers à vacciner leurs pays ? La responsabilité consiste à prendre des décisions au bon moment et à anticiper la crise que l'on voyait arriver. Malheureusement, dans l'immédiat, on ne peut rien espérer de cette vaccination. Pour cette vague, seul le confinement, s'il est mis en œuvre rapidement, peut nous permettre d'espérer réduire les dégâts. Nous ne pourrons pas bénéficier d'une immunité vaccinale, encore moins d'une immunité collective qu'avait laissé espérer une étude totalement biaisée, qui n'a respecté aucune règle méthodologique. Comment atteindre alors l'immunité collective ? Il ne faut pas croire tout ce qu'on raconte à propos des vaccins ; seuls sont retenus ceux qui ont satisfait à toutes les phases d'essais très exigeants menés dans des conditions de rigueur extrêmes. Mais si dans tous les cas, il faut vacciner plus de 60% de la population en général, il semble que, dans le cas de la Covid-19, il faille vacciner beaucoup plus encore ; apparemment, tous ceux qui ne seront pas vaccinés seront contaminés, un jour ou l'autre, à l'occasion d'une nouvelle vague, par ce virus machiavélique. Par ailleurs, ce qui compte surtout, c'est la rapidité de la vaccination qui doit primer sur sa perfection. On doit vacciner massivement la population. Plus on vaccine de monde, plus on a de chance d'arriver à l'immunité collective et plus vite on vaccine, plus on a de chances d'empêcher l'émergence de nouveaux variants. Mais la grande difficulté réside dans le fait que cette vaccination doit intéresser tous les pays, sans exception, et simultanément. Si vous lui abandonnez un village, il vous prend tout le pays, et ré-envahit de nouveau le monde. Le Pr Mehyaoui a déclaré que l'objectif tracé est de vacciner 15 millions de personnes d'ici à la fin de l'année. Ce qui représenterait 20% de la population. Cet objectif vous paraît-il atteignable ? Il est difficile de répondre à cette question. En 6 mois, de février à juillet, nous avons vacciné à peine 2 millions de personnes. Si on poursuit cette campagne à la même allure, en 7 mois, jusqu'à la fin décembre, il sera difficile d'atteindre cet objectif. Mais il faut dire que nous avons les capacités de faire beaucoup mieux et de dépasser cet objectif, si les vaccins sont réellement disponibles en quantité. Je ne parlerai pas de qualité puisque nous n'avons pas le choix. Si les délais fixés par les hautes autorités de l'industrie pharmaceutique sont respectés, d'ici à septembre, nous aurons assez de doses pour atteindre tous les objectifs espérés. En revanche, pour ce qui est des possibilités de contenir la pandémie, avec 20% de vaccinés, je vous dis tout de suite que cela ne suffira pas. Nous vacciner beaucoup plus pour espérer un impact significatif sur le nombre de décès, d'hospitalisations et aussi sur le nombre de ceux qui développeront une forme clinique de Covid-19 long, dont on ne parle pas beaucoup ; alors qu'il s'agit de formes qui vont lourdement handicaper les patients, pendant des mois ou des années, encombrer nos structures de santé, grossir le nombre d'arrêts de travail très longs et nécessiter la mise sur pied de structures spécifiques, pluridisciplinaires, pour leur prise en charge. Le retard pris pour la prise de décision aura un impact certain sur l'évolution de cette pandémie et ses conséquences chez nous. Enfin, il faut retenir l'avancée extraordinaire qu'a permise la mise au point des vaccins à ARNm, qui sont les plus efficaces pour empêcher l'infection de 95%, réduire les hospitalisations, les formes graves et les décès de 10%. Ces vaccins sont également efficaces pour contenir les différents variants connus jusque-là, notamment le variant Delta. Ils ont comme propriété d'être adaptables à tout moment, à un éventuel nouveau type de variant qui apparaîtrait et serait résistant à l'action du vaccin. Ils ont un avantage majeur sur les autres vaccins, qui est loin d'être négligeable. Avec un vaccin à ARNm, efficace à 100%, une fois que vous avez vacciné toute votre population, seuls 5% ne sont pas immunisés ; en revanche, avec un vaccin efficace à 60%, lorsque vous avez fini de vacciner 100% de votre population, 40% ne sont pas couverts. Cela pose problème quand même. Grace à ce nouveau procédé de fabrication, on a révolutionné la façon de produire les vaccins ; en effet, partir d'un virus que l'on connaissait à peine et réaliser les phases 1, 2, et 3, en moins d'une année, est un exploit sans précédent que personne ne pouvait prédire.