Pour mieux comprendre la problématique de l'ouverture du champ audiovisuel au privé, il faut regarder le documentaire “La révolution ne sera pas télévisée” réalisé par deux réalisateurs irlandais, Kim Bartley et Donnacha O'Brian. Ces deux téléastes étaient en train de préparer un documentaire sur Chavez, avant le coup d'Etat, et étaient présents au palais lorsque le coup d'Etat fut déclenché en avril 2002. Le film raconte une belle histoire avec des images “vraies” sur un “coup d'Etat” vu de l'intérieur. Il montre surtout comment quatre télévisions privées, dirigées par des groupes de presse, sous influence des intérêts américains, se sont mobilisées pour faire tomber Chavez et sa télévision étatique. Et cela en déclenchant une vaste campagne médiatique et une manifestation populaire suite à la diffusion d'une image d'un manifestant pro-Chavez tirant sur un groupe d'opposants, tuant 10 personnes. Le clou du spectacle sera l'image du président vénézuélien qui s'apprêtait à faire un discours important à la nation sur la télévision étatique et qui est interrompu par la coupure du faisceau de communication dès les premières phrases du discours. Grâce à cette image, on comprend mieux, aujourd'hui, pourquoi le premier lieu sécurisé dans un Etat n'est pas la Présidence, mais la télévision. Le film est interdit sur les télévisions privées du monde, il n'a été diffusé que sur des chaînes publiques telles que la BBC, RTE en Irlande, ou encore Arte, producteur du documentaire. Ce documentaire démontre par l'image la puissance d'une télévision privée dans un Etat menacé de l'extérieur et dont la souveraineté est très cruciale. Même dans les plus grandes démocraties du monde, la privatisation de la télévision s'est faite après une mûre et longue réflexion. C'est le cas notamment de la France qui n'a connu la privatisation qu'après la venue de Mitterrand au pouvoir en 1981 et ce, grâce à André Rousselet son ami et conseiller personnel en audiovisuel. Ce dernier a fondé Canal plus en 1984 et contribué, avec Hervé Bourges, à la privatisation de TF1 en 1987. Aujourd'hui, malgré la mondialisation, la France subit encore et toujours des mutations dans son champ audiovisuel surtout avec l'approche de la présidentielle 2007 et la montée en puissance de Sarkozy. L'Algérie et ses tentatives d'ouverture audiovisuelle Après l'arrivée de la démocratie en 1989, l'Algérie a, comme tous les pays émergents, fait des tentatives d'ouverture audiovisuelle. Si le pays a connu au début des années 90 une révolution démocratique et un pluralisme politique dans le monde des médias, l'audiovisuel en général et la télévision en particulier n'ont pas connu de grandes mutations ou du moins pas comme on le présageait. Et pourtant, l'Algérie a opéré plusieurs tentatives qui ont, à chaque fois, failli coûter cher aux différents gouvernements qui se sont succédé. À chaque fois qu'un Chef de gouvernement est nommé par le président, il désigne le directeur de la télévision. Une méthode qui a changé depuis 2000. C'est sous le mandat du gouvernement Hamrouche (1989-91), que l'Algérie connaîtra une certaine ouverture médiatique. Il avait installé à l'époque Abdou B., un journaliste venu du monde du cinéma. En pleine montée du FIS, il avait autorisé l'introduction d'émissions politiques telles que Face à la presse. Car pour les spécialistes audiovisuels avertis, une ouverture est d'abord et avant tout politique avant d'être artistique. L'Algérie fut d'ailleurs la première télévision arabe à avoir présenté une émission pluraliste et politique avec des débats télévisés contradictoires entre islamistes et démocrates (avant même MBC et Al-Jazeera et son émission phare Bila Houdoud). Alors que les télés satellitaires n'existaient pas encore, ce débat politique avait inquiété ses voisins marocains et tunisiens qui captaient la télévision algérienne par le réseau hertzien. L'exil des anciens de l'ENTV La rencontre historique entre Saïd Sadi et Abassi Madani a d'ailleurs battu tous les records d'audience en Algérie, encore plus que le match Algérie-RFA en 1982. L'expérience sera malheureusement de courte durée. Son initiateur, Abdou B., garde à ce jour l'étiquette de cette éphémère ouverture audiovisuelle. En 1991, les évènements liés à la grève générale lancée par le FIS, vont précipiter les choses et conduire le pouvoir à fermer définitivement le champ audiovisuel, accusé d'être le premier responsable des troubles politiques et de déstabilisation de l'Etat. Imaginons un instant qu'à l'heure du live et du direct, si les Algériens regardaient en direct le discours de Boudiaf un certain 29 juin 1992. L'assassinat du journaliste Tahar Djaout, puis du présentateur vedette Smaïl Yefsah, va obliger la majorité des journalistes vedettes de la télévision algérienne à s'exiler à Paris d'abord, puis à Londres où ils rejoindront les grandes chaînes satellitaires arabes, comme MBC, ANN, Dubaï TV, ou plus récemment Al-Jazeera, Al Aarabiya et El Hurra. C'est ainsi que le téléspectateur algérien découvrira avec désespoir son enfant du bled, le présentateur vedette Kamel Alouani (celui dont le courage et l'audace ont poussé à poursuivre imperturbable son JT alors qu'une secousse sismique secouait violemment Alger), présenter aujourd'hui le JT de la chaîne d'information continue ANN. Kamel Alouani, dont la voix continue aujourd'hui encore à garnir les ondes de la radio franco-marocaine MEDI1. Ainsi, plusieurs journalistes algériens de talent vont faire partager leur expérience de journaliste de terrain avec les télés arabes du Golfe, c'est le cas notamment de Madani Ameur, Mourad Chebine (deuxième journaliste visé par les terroristes après Yefsah) Sabria Dhelis, Ahmed Megaâche ou encore Lakhdar Beriche, Yazid Mouaki et Leïla Smati qui a fait partie du premier effectif de la chaîne Al-Jazeera à son lancement. Même si le champ audiovisuel était fermé, des fenêtres seront ouvertes à l'opposition politique durant toutes échéances électorales qui se sont succédé. C'est le gag de la pluralité politique promis par le gouvernement algérien. Une petite fenêtre qui profitera aux différents hommes politiques de l'opposition qui se forgera un nom au sein du peuple tel qu'Ahmed Djeddai du FFS, Louisa Hanoune du PT et Ahmed Djaballah du mouvement El-Islah, lors de leur passage télé à l'émission Ousboue El Djazaïr avec Ghania Oukazi. Mais ce qui étonne nos voisins marocains et tunisiens et même égyptiens, ce sont les débats contradictoires et démocratiques qui étaient diffusés en direct sur l'ENTV lors des séances plénières à l'APN. Ce qui a poussé un journaliste du quotidien égyptien Al Ahram à dire : “Vous les Algériens vous avez une démocratie Unique.” S'inspirant du modèle français l'ORTF, qui, en 1974, et sur instruction du président Giscard d'Estaing et de son Premier ministre Jaques Chirac, a été démantelée en sept établissements publics autonomes : TF1, France2, France3, Radio France, TDF, la SFP et l'INA, la RTA algérienne sera ainsi divisée en plusieurs établissements audiovisuels publics, l'ENRS, TDA l'ENTV, qui à son tour créera Canal Algérie, une chaîne satellite qui se veut comme “un lien culturel” avec la communauté algérienne résidant à l'étranger et l'Algérie, puis 2001, l'A3C (Algerian Third Channel). Mais aux yeux des Occidentaux et surtout des Américains, qui conditionnent l'entrée de l'Algérie à l'OMC, cette restructuration de l'audiovisuel algérien est insuffisante voire insignifiante. Car l'Algérie est le seul pays hormis le Liban, qui possède une presse écrite indépendante et libre qui, souvent, est critique envers le pouvoir. Aux yeux des observateurs politiques étrangers c'est une contradiction. Le ratage Knews Mais le gouvernement voit d'un mauvais œil la création de chaînes de télévision privées aux mains de ses groupes de presse, tirant sur tout ce qui bouge dans le gouvernement. Une première tentative a failli aboutir en 1996, quand le groupe Mehri, l'une des plus grandes fortunes du pays, a tenté de créer une chaîne. C'est finalement un certain Moumen Khelifa, nouveau milliardaire, qui va créer la première télé algérienne privée en 2002, mais à partir de Paris : Khelifa TV. Le gouvernement espérait faire de cette télévision une expérience de plus pour préparer dans le futur l'ouverture au privé. Khelifa a, au départ, adopté la stratégie de M6, une télévision musicale dans un premier temps, puis généraliste ensuite, allant même jusqu'à créer ses propres programmes et même son JT de 20h. Le gouvernement qui avait alors exprimé sa bonne volonté a même autorisé la création d'un bureau composé d'environ 40 éléments venus de la presse écrite et de la télévision algérienne. KTV avait même signé une convention avec l'ENTV pour les archives. En l'espace de quatre mois, Khelifa TV faisait partie du décor quotidien algérien. Sur les conseils de ses amis footballeurs, il diffusera sur sa chaîne les grands derbies du foot algérien entre le MCA, la JSK et l'USMA. Une stratégie qui a porté ses fruits puisque tous les quartiers étaient équipés du fameux démo pour capter KTV. Une stratégie a été calquée ensuite par le bouquet saoudien ART, qui avait acheté les droits de tout le championnat algérien pour gagner des abonnés en Algérie. KTV s'est même imposée devant les télévisions françaises lors de la visite de Chirac en mars 2003. Mais finalement, c'était un leurre, les affaires et la justice vont rattraper Moumen Khelifa. Sa télévision sera fermée et l'homme s'enfuira comme un vulgaire voleur en Angleterre où il est recherché par Interpol pour escroquerie et détournement de fonds publics. Entre-temps Nacer Kettane, fort de l'audience de sa radio Beur FM, tente de récupérer les téléspectateurs de KTV encore en orbite et crée une filiale télé, avec l'appui de nombreux groupes économiques algériens et étrangers. Avril 2004, l'élection présidentielle arrive, Beur TV tente de s'installer (difficilement) dans le marché audiovisuel algérien dominé par les chaînes françaises et arabes, mais reste impuissant face aux moyens colossaux de l'ENTV, qui reste malgré plusieurs maladresses techniques, suivie par 10 millions de téléspectateurs. De son exil londonien, Moumen Khelifa réactive alors, le temps d'une campagne électorale, sa télévision Knews de la capitale britannique, soutenant le rival du candidat Bouteflika, Ali Benflis. C'est un nouvel échec pour Knews et Beur TV qui seront obligés de fermer pour des raisons financières et surtout faute d'audience. Après la victoire de Bouteflika à l' élection présidentielle, le Chef du gouvernement Ahmed Ouyahia annonce, lors de sa première sortie médiatique, que le champ audiovisuel ne sera pas ouvert. Quelques jours ensuite, le gouvernement décide de fermer le bureau d'Al Jazeera à Alger, suite à la diffusion d'un débat donnant la parole à des militaires déserteurs de l'armée algérienne. Cela n'a pas empêché les responsables de la chaîne qatarie de proposer le nom Mohamed Daho, ex-chef du bureau d'El Jazeera à Alger comme premier responsable du bureau Al-Jazeera Maghreb à Rabat, mais c'était sans compter sur le refus des Marocains qui ont conditionné l'ouverture du bureau à Rabat par la nomination d'un journaliste marocain. Une ouverture du champ en douceur Après cet épisode, l'ouverture audiovisuelle en Algérie est de nouveau renvoyée aux calendes grecques. Même si dans son discours à l'ASBU, le président Bouteflika a exprimé le vœu d'avoir des télévisions modernes et numériques qui rivalisent avec les télés arabes et européennes. Hamraoui Habib-Chawki, le seul dirigeant à avoir passé plus de six ans à la tête de la direction de l'ENTV, est chargé alors de créer trois nouvelles chaînes de télévision, une télévision nationale amazigh, une chaîne éducative et une chaîne sportive. Le débat sur l'ouverture de l'audiovisuel est une nouvelle fois relancé en 2007 quand le ministre de la Communication El-Hachemi Djiar suggère, le 3 février 2007 devant des parlementaires algériens, et en présence de parlementaires américains, de “réfléchir” à la création dans les “plus brefs délais” d'une chaîne de télévision institutionnelle. Cette déclaration intervient pourtant après une déclaration faite le 17 janvier, où il déclare que l'ouverture du champ audiovisuel en Algérie n'est pas à l'ordre du jour, en marge de la sortie d'une promotion d'ingénieurs de l'établissement public de télédiffusion d'Algérie (TDA). Et pourtant, El-Hachemi Djiar, qui fut directeur de communication à la Présidence entre 2000 et 2004, connaît très bien le pouvoir des médias et plus particulièrement des télévisions. Toujours affable et courtois avec la presse algérienne et occidentale, Djiar préconise avant tout une ouverture en douceur du secteur de la communication en commençant par la presse écrite publique. Préférant travailler sans faire de bruit, il fut l'initiateur du retour du magazine Jeune Afrique en Algérie (magazine qui était interdit durant plusieurs années). Il est derrière le retour en force de la presse étrangère dans les kiosques, notamment la presse française comme Le Monde, le Figaro ou Paris Match. En parfaite connaissance du terrain de la communication, il sait qu'avant l'ouverture de la télé au privé, il faut au moins une année pour l'élaboration d'une loi, une autre pour la présenter et une troisième année pour l'adopter et accepter les projets. Le tout sera agrémenté par une offensive médiatique de grande envergure pour faire une ouverture télévisuelle propre et sans grabuge. Et grâce à ses compétences journalistiques cachées, ses politiques en veille, ses responsables en puissance et l'émergence de son économie, l'Algérie construira son avenir audiovisuel doucement, mais sûrement. A. R.