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Jordi Vaquer I Fanes, directeur du Cidob, au « Le Quotidien d'Oran » et «MAGHREB EMERGENT»: L'Europe n'est pas le seul futur du Maghreb mais…
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 19 - 04 - 2011

Jordi Vaquer I Fanes, directeur du Cidob, un centre d'analyse de relations internationales – un Think Tank - basé à Barcelone, évoque dans cet entretien ce que les révolutions en Tunisie et en Egypte vont induire comme changement dans les politiques de l'Europe à l'égard de ses voisins au sud de la Méditerranée. Une analyse prospective qui ose des comparaisons avec d'autres zones. Le Maghreb, explique-t-il, n'a pas que l'Europe comme «seul» futur mais il ne peut en ignorer la proximité.
Maghreb Emergent : Les chercheurs du Cidob travaillent aussi bien sur l'Amérique latine, la Méditerranée, l'Europe de l'Est, que l'Asie centrale. Pourquoi un tel déploiement alors que votre champ de recherche est plutôt marqué par les spécialisations géographiques ?
Jordi Vaquer I Fanes : Les travaux de recherche que nous menons depuis des années nous montrent que des comparaisons entre des espaces géographiques et géopolitiques différents sont pertinents scientifiquement et même nécessaires pour comprendre le fonctionnement de pays par exemple aussi éloignés que l'Algérie, l'Azerbaïdjan ou le Venezuela. Ces pays, en plus de la question pétrolière qui est leur grand point commun, sont confrontés à des réalités parfois similaires qui servent à mieux comprendre leur fonctionnement. Les travaux de recherche que nous poursuivons par exemple sur un Etat latino-américain comme l'Equateur, voisin de la Colombie qui est confrontée à une grande violence, nous servent à mieux appréhender la nature des relations et des tensions que partagent en Asie centrale un pays comme le Tadjikistan par rapport à son voisin l'Afghanistan, un territoire soumis à une grande violence ainsi qu'à des guerres permanentes. Le fait d'être attentif à ce qui se passe dans des aires géographiques et géopolitiques éloignées et différentes permet des connexions d'expertise extrêmement intéressantes.
Ce positionnement doit vous donner un point de vue certainement particulier sur les grands bouleversements dans le monde et sur la face dont les aires géopolitiques bougent et évoluent depuis un certain nombre d'années….
Absolument. Cela nous permet de mieux observer l'émergence de nouveaux espaces géopolitiques. Il y a peu d'années, on ne parlait par exemple que de l'affirmation de la zone Pacifique qui inclut des pays aussi différents que l'Australie, le Chili, les Etats-Unis ou la Chine. Aujourd'hui, on assiste à ce qu'il convient d'appeler une zone Atlantique, pas celle de l'Atlantique nord qui désigne l'espace d'influence immédiat des Etats-Unis, mais de l'Atlantique au sens plus grand du terme ; et à celui dû au fait que le Brésil s'intéresse de plus en plus à l'Afrique, que l'Afrique du Sud se préoccupe de plus en plus de ce qui se passe en Amérique latine, que les Etats-Unis, sous la pression chinoise ou non, s'engagent à tisser des liens plus étroits avec les Etats notamment anglophones du continent africain. Le fait d'être dans des pôles géographiques et des centres d'intérêt différents rend pour nous davantage visibles certains aspects de l'évolution du monde.
Comme la façon dont se dessinent et se redessinent les politiques de voisinage, un de vos grands thèmes de recherche en Méditerranée ?
Nous sommes un des rares centres de recherche à étudier aussi bien les politiques de voisinage de l'Union européenne avec des pays comme l'Ukraine, la Moldavie et les pays du Caucase que celles que Bruxelles développe avec les pays de la rive sud de la Méditerranée. Ces travaux sont aussi un atout comparatif et parfois un outil important pour la diffusion des connaissances sur ces pays et pour l'aide à la décision politique des gouvernements, des partis, des parlementaires en Espagne et pour la commission et le parlement européens.
La Commission européenne prépare pour la mi-mai une révision de la politique européenne de voisinage qui interviendra alors que souffle sur la rive sud de la Méditerranéen le «printemps arabe». Quelles articulations, selon vous, va avoir cette révision ?
Cette révision va s'articuler autour de trois axes importants. Le premier sera celui de la différenciation : il s'agira pour la Commission de travailler de plus en plus à la mise en place d'instruments de soutien pour les pays qui avancent le mieux dans le processus de la démocratisation et des réformes. Le deuxième axe sera celui de la conditionnalité. Car, avec ce qui s'est passé en Tunisie et en Egypte, les pays de l'UE se rendent compte qu'ils ont été trop loin dans leur relation avec des Etats tiers-méditerranéens sans que ces derniers n'aient fait de vrais efforts d'ouverture. Le cas de la Tunisie de Ben Ali est exemplaire du malaise qu'il a créé au sein de l'Union : le pays avait d'excellents rapports avec l'Union mais l'organisation politique interne de ce pays allait à l'encontre des principes et valeurs des vingt-sept. Certains l'ont oublié, la révolution est venue brutalement le leur rappeler. Le troisième axe est d'être plus «substantiel» et moins formaliste. Cela pour dire qu'il ne sert à rien de discuter comme avec l'Ukraine de la régulation des transports alors qu'il y avait dans ce pays des journalistes en prison.
Pour ce qui vous concerne, êtes-vous pour une révision immédiate de la politique européenne de voisinage avec les pays tiers-méditerranéens?
L'essentiel, à mon avis, est de bien comprendre dans cette partie de la région avant de procéder à une quelconque révision de cette politique. Ce que l'on perçoit actuellement, c'est l'existence de trois groupes de pays : ceux qui sont ent rain de rompre avec le passé comme la Tunisie, l'Egypte et même la Libye même si la situation est plus critique dans ce pays, ceux qui vivent une inquiétante régression à l'exemple de la Syrie et du Bahreïn, et ceux qui ont annoncé des réformes mais qui ne les ont pas encore concrétisées comme le Maroc, la Jordanie ou l'Algérie. Pour les trois groupes de pays, le processus demeure incertain et c'est là que va intervenir le principe de la conditionnalité car on ne sait pas encore où on en est. Il est encore trop tôt pour se prononcer.
La conditionnalité veut-elle dire plus d'exigence de la part de l'UE ?
Non, ça ne se passe pas comme ça. On ne peut aider un régime qui ne veut pas changer. Comme on ne peut pas non plus imposer à des pays des réformes qu'ils ne veulent pas faire. Ce que l'on va faire, c'est d'être très attentifs aux annonces de réformes que ces pays se sont engagés à faire et voir s'ils les font concrètement. Il n'est pas question d'aider ou de soutenir par des avantages commerciaux des Etats réfractaires au changement et qui peuvent se transformer en source d'instabilité comme on l'a vu en Tunisie et en Egypte. Avant que ce changement se produise, on estime plus pertinent d'utiliser les instruments dont on dispose déjà comme le statut avancé, le fonds de partenariat voisinage. Pour les nouveaux instruments, il faut sans doute attendre l'évolution de la situation et attendre au moins l'élection de nouveaux gouvernements sur des bases démocratiques.
L'absence d'une révision de la politique de voisinage peut aussi conduire l'UE à refaire les mêmes erreurs. …
Il y a encore au sein de la Commission européenne des gens qui pensent qu'il ne faut pas trop regarder l'organisation interne de certains pays. Il y a encore au sein de l'UE des personnes qui continuent de soutenir un engagement en faveur de la Syrie parce qu'ils jugent ce pays comme un pays important pour le processus de paix, pour la stabilité au Liban, pour la Turquie et l'Irak. Mais ce qui compte, c'est le bilan et ceux qui ont été pour un engagement sans aucun type de conditionnalité sont aujourd'hui affaiblis. Les rapports de force ont changé en leur défaveur d'autant plus que l'Union européenne n'a jamais été monolithique. Au moment où la France et l'Espagne soutenaient la Tunisie de Ben Ali et demandaient un statut avancé, il y avait d'autres pays comme le Danemark et le Royaume uni qui se posaient des questions et jugeaient insupportable la situation imposée par le régime déchu.
En Tunisie, on estime aujourd'hui que l'accord de libre-échange signé par la Tunisie de Ben Ali avec l'Union européenne l'a été au détriment des Tunisiens. Au Maroc et en Algérie, on pense aussi que cet accord n'est pas favorable à l'économie des deux pays. Peut-on espérer une écoute ou un changement de l'UE ?
Il n'y aura pas de changement. Je suis contre l'idée que l'Europe serait le seul futur du Maghreb. Mais un Maghreb qui chercherait son futur sans tenir compte de sa grande proximité avec l'Europe serait de la folie. Le Maghreb doit regarder au-delà de l'espace européen comme il le fait déjà parce qu'on est plus aux années 1980. Mais il ne peut réussir dans le domaine mondial qu'en remplissant les fonctions qu'il peut remplir pour le marché européen, parce que c'est le marché le plus proche et où il peut prétendre à une meilleure compétitivité. L'industrie des composants automobiles, 66% des exportations industrielles tunisiennes, sont destinées au marché européen. Elle ne peut être vendue ni en Asie ni en Amérique
Un mot sur l'actualité maghrébine : Quelle perception avez-vous aujourd'hui de la Libye ?
L'intervention des acteurs régionaux, aussi souhaitable qu'elle soit, n'est pas la panacée. L'histoire présente et ancienne du Maghreb étant faite de rivalités, ce qu'on oublie souvent, de concurrence politique plus ou moins avouée, ne rend pas ce scénario aussi facile qu'on le croit. Il peut même rendre plus grave l'instabilité dans laquelle se trouve aujourd'hui le Maghreb. Une médiatisation africaine comme celle en cours paraît plus pertinente, plus pertinente en tous cas que la médiation turque parce qu'on ne voit comment le «guide» libyen qui contrôle 70% accepterait de quitter le pouvoir aussi facilement. Mais quelles sont les chances pour qu'elle aboutisse ? Voilà une question à laquelle il est difficile de répondre devant la certitude que les Libyens vont connaître des années de souffrance.


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