Les cérémonies entourant l'investiture de Barack Obama furent, sans nul doute, grandioses : gravité, sens de la symbolique, liesse populaire. On peut dire ce que l'on voudra du caractère « hollywoodien » ou formaté, il n'en reste pas moins que ce fut un instant rare de communion d'un peuple avec sa nation. Une chose était particulièrement remarquable : le futur président avait demandé à la poétesse Elizabeth Alexander de préparer et de lire un texte à cette occasion. Amie de longue date du couple présidentiel, Elizabeth Alexander a fait ses études à Yale et Boston et enseigne à l'université de Yale, au département des études afro-américaines. Autant dire, une tête bien faite, proche des thèses soutenues par Obama sur les questions raciales notamment. Cette lecture est un événement. Il est probable que dans toute l'histoire de l'humanité, ce soit là le seul poème qui ait été sinon entendu au moins « vu », en direct, par l'audience la plus grande : près de 2 millions de personnes réunies sur le Mall de Washington, plusieurs centaines de millions de personnes à travers les télévisions du monde entier. Bien sûr, toutes les télévisions s'accordèrent pour ne laisser que l'image de cette femme poète s'avançant seule, radieuse pour sa lecture et enlevèrent le son, comme si la poésie, en cet instant solennel entre tous, était encore une intruse au milieu des officiels. Et cela nous interpelle. Le geste poétique a-t-il sa place en cet instant ? Que peut la poésie face aux désordres du monde ? Ne serait-elle pas qu'un alibi instrumentalisé à des fins politiques ? On se poserait aussi la question de savoir si cela devait arriver dans nos contrées : quel poète serait « convoqué » pour chanter les louanges du puissant du moment ? A coup sûr, on exigerait du lyrisme et du patriotisme. Elizabeth Alexander le lut pourtant son texte en cette matinée froide. Un poème fidèle à la grande tradition poétique américaine de Walt Whitman et d'Emiliy Dickinson, une poésie directe, narrative et élégiaque, reposant la question du symbolique en littérature, jouant d'une fausse simplicité, renonçant aux facilités du lyrisme pour célébrer le quotidien. Une poésie libre, musicale, 14 tercets qui s'enchaînent avec évidence pour dire l'importance d'honorer ceux qui « sont morts pour que vienne ce jour » et réhabiliter cet « Amour qui surpasse le lien conjugal, filial, national ». La poésie ne servirait-elle qu'à témoigner du silence, alors même que « tout, autour de nous, est bruit », cela serait beaucoup. Inespéré même. Chant à la louange du jour Chaque jour, nous vaquons à nos occupations, nous croisant en marchant, nous regardant ou pas, dans les yeux, sur le point de parler ou parlant. Tout, autour de nous, est bruit. Tout, autour de nous, est bruit et ronces, épines et vacarme, un à un les noms de nos ancêtres s'égrènent sur nos langues. Quelqu'un coud l'ourlet d'un habit, reprise un trou dans un uniforme, rapièce un pneu crevé répare les choses qu'il faut bien réparer. On essaie quelque part de jouer de la musique, deux cuillers en bois frappent un vieux bidon, ou c'est un violoncelle, un poste stéréo, un harmonica, une voix. Une femme et son fils attendent un autobus. Un agriculteur observe le ciel changeant. Un maître d'école dit, Sortez vos crayons. Commençons. C'est dans les mots que nous nous confrontons, mots râpeux ou lisses, chuchotés ou déclamés, mots à penser, repenser. Nous franchissons des pistes et des autoroutes qui sont la trace de ce qu'a voulu tel ou tel, puis d'autres, qui ont dit il faut que je voie ce qu'il y a de l'autre côté. Je sais que tout au bout de la route quelque chose de mieux est là. Nous avons besoin de trouver un lieu sûr. Nous pénétrons dans ce que nos yeux ne peuvent voir encore. Dites ce qui est : que beaucoup sont morts pour que vienne ce jour. Chantez les noms des morts qui nous ont conduits jusqu'ici, qui ont posé les voies ferrées, érigé les ponts, Cueilli le coton et la laitue, bâti brique après brique les resplendissants édifices qu'ils nettoieraient ensuite pour travailler au-dedans. Chant à la louange du combat, chant à la louange du Jour. Chant à la louange de chaque signe tracé à la main, d'un monde déchiffré autour des tables de cuisine. Les uns ont pour principe aime ton prochain comme toi-même, d'autres, commence par ne pas faire le mal ou ne prends que le strict nécessaire. Et si le mot le plus fort était amour ? Amour qui surpasse le lien conjugal, filial, national, l'amour d'où émane un halo extensible de lumière, l'amour qui dispense de devancer le reproche. En cet aujourd'hui étincelant dans l'air hivernal, toute chose peut se faire, toute phrase s'ouvrir. Sur l'arête, sur la crête, à l'apex, Loués soyons-nous d'avancer dans cette lumière. Poème de Elizabeth Alexander Traduction Yamina Hellalchant à la louange du jour