Petit à petit, ils ont oublié ce qui était évident. Se sont repliés sur eux-mêmes jusqu'à perdre leur autonomie. En Algérie, plus de 100 000 personnes seraient touchées par la maladie d'Alzheimer. Un drame pour eux et pour leur entourage. L'Etat a récemment décidé de soutenir les structures spécialisées pour les personnes âgées. Pour les familles condamnées à se débrouiller seules, il était temps. « Depuis quatre années, je n'ai plus de vie. Je ne peux quitter mon mari d'une semelle. Rendre visite aux proches ou répondre aux invitations de mariage, baptême, font hélas partie du passé… » Oum Saâd, 69 ans, le corps chétif, les traits marqués par la détresse, s'est résignée à son sort. Celui de se vouer jour et nuit à son mari. Benamyeur, 78 ans, a perdu son autonomie à cause de la maladie d'Alzheimer. Ils seraient 100 000 Algériens à être touchés, selon les estimations les plus récentes. La décision du dernier Conseil des ministres, de soutenir l'ouverture et la gestion d'établissements spécialisés destinés aux personnes âgées et l'assistance en matière de soins, aura sans doute soulagé quelques familles. Car assister en permanence un malade, l'orienter, l'occuper et le stimuler, dans un pays comme l'Algérie, reste très compliqué. Père, mère, époux ou épouse… personne n'est préparé à affronter cette démence. Encore moins la famille du malade. « Mon mari, cadre dans une société étatique, était en bonne santé. On ne s'attendait pas à cette maladie. Elle l'a touché alors qu'il était jeune. Il n'avait que 50 ans », témoigne Farida, épouse de Saïd, atteint d'Alzheimer depuis bientôt dix ans. « Les premiers signes de fatigue fréquents et les troubles de mémoire m'ont interpellée après que nous ayons déménagé. Nous avons perdu notre maison à Bab El Oued suite aux inondations de 2001. Au début, je pensais que c'était sa nouvelle vie dans la wilaya de Boumerdès qui l'avait affecté au point de sombrer dans un mutisme et une solitude inhabituels », se souvient-elle. Discussion à sens unique Cette enseignante à l'université, mère de deux adolescents, 15 et 12 ans, arrive tant bien que mal à gérer la maladie de son mari. « J'ai toujours parlé à mes enfants de la maladie de leur père. On se comporte avec lui comme s'il avait toutes ses facultés, alors qu'il lui arrive de faire les choses à l'envers, de perdre le sens de l'orientation et de dire des choses incompréhensibles », précise-t-elle avant d'ajouter : « Je n'hésite pas à responsabiliser mon mari envers ses enfants en l'obligeant à les accompagner au sport et sortir se promener avec eux, afin que mes enfants sentent la présence paternelle. » Si Farida, bien documentée sur le sujet, parvient à mener une vie « normale », le cas de la famille Mihoubi est plus compliqué. Oum Saâd évoque avec ironie sa condition physique d'antan : « Avant la maladie de mon mari, j'étais mieux portante, il ne faut pas croire que j'ai toujours été aussi maigre ! Mais cette épreuve m'a terrassée. » En face de la chaise sur laquelle elle passe presque toutes ses journées et ses nuits, son mari Benamyeur, sur un matelas posé à même le sol, immobile, ne manifeste ses émotions que par des larmes qui lui échappent pudiquement, entremêlées d'un sourire rassurant adressé à son épouse. Un sourire qui pourrait en dire long sur une complicité tantôt perdue, tantôt retrouvée depuis qu'Alzheimer l'a atteint. « Au début, quand on sortait ensemble, il me lâchait la main et s'enfuyait jusqu'à ce les voisins le retrouvent et le ramènent à la maison. Je pensais même qu'il voulait me quitter », raconte Oum Saâd. Le quotidien de cette sexagénaire est comme celui d'une infirmière expérimentée. En plus du bain qu'elle fait prendre à son mari, elle prend le soin de lui donner ses médicaments à l'heure, de le nourrir et de lui parler, même si la discussion est à sens unique. Malgré l'incapacité de Benamyeur à prononcer un mot, Oum Saad arrive avec un regard plein d'affection à lire dans les yeux de son époux ce que même son médecin ne peut pas comprendre. 1200 DA le paquet de couches Mais cette présence chaleureuse spécifique aux familles algériennes n'est pas une solution pour freiner la maladie, selon Dr Salah Benmmalek, psychiatre. « Le malade présente une préoccupation permanente pour son entourage. L'Etat doit créer des centres d'accueil en vue de soulager les familles, au moins le temps d'une journée, avec un personnel qualifié composé de neurologues, psychiatres, orthophonistes, etc,, car ça ne devrait pas être, tout de même, de vulgaires garderies. » Même son de cloche chez Chafik B., qui ne cache pas sa compassion pour sa grande sœur, vivant « avec et pour la maladie de sa mère ». « Ma mère est assistée par ma soeur célibataire qui doit veiller à ce qu'elle mange, prenne ses médicaments, et surtout éloigner tout objet dangereux autour d'elle, car à un stade avancé de la pathologie, le malade ne sait plus l'utilité des choses qui l'entourent », explique Chafik. Ce dernier s'est aperçu des premiers signes de la maladie de sa mère il y a cinq ans, lorsqu'il l'a invitée à passer les vacances d'été au bord de la mer avec son épouse et ses enfants. « Ma mère, robuste et lucide commençait à maigrir et oublier les adresses, les choses qui sont pour nous très simples. Ma mère s'imaginait des choses, confondait cuisine et salle de bains, et lorsqu'elle s'y trouvait, elle ne savait pas quoi faire ni pourquoi elle y était. Ce comportement m'a beaucoup inquiété. Je l'ai emmenée donc chez le médecin qui a soupçonné, au départ, une tumeur avant de diagnostiquer l'origine de ces troubles de mémoire et de comportement. » Vide juridique A défaut de centres d'accueil et de structures hospitalières spécifiques à l'Alzheimer, s'ajoutent les dépenses imposées à la famille, dans un cadre de prise en charge défaillant. « Mon mari a besoin de deux paquets de couches pour adulte par semaine au prix de 1200 DA le paquet », se plaint Oum Saâd. En plus de la cherté des couches indispensables aux malades paralysés par cette maladie, les immobilisant jusqu'à ce que mort s'ensuive, le transport vient grossir le budget consacré à cette impotence. « A chaque fois que mon mari effectue un contrôle médical, je dois payer 5000 DA une ambulance privée pour un aller-retour. Parfois, il m'arrive de partir toute seule chez son médecin pour me prescrire l'ordonnance, car en plus des moyens que nécessite le transport, mon mari est lourd à porter dans les escaliers », témoigne Oum Saâd désemparée. D'après les témoignages de ces familles, la prise en charge d'un malade d'Alzheimer coûte jusqu'à 12 000 DA/mois, l'équivalent du SNMG algérien ! Pour ce qui est du manque de moyens, tant en recherche qu'en accompagnement des patients, les pouvoirs publics tardent pourtant à réagir. Pire encore, cette maladie est quasi inexistante dans la législation algérienne, et ce sont, le plus souvent, les épouses des malades qui subissent ce vide juridique dans « une société incompréhensive », telle que la décrit Farida. « Je me retrouve souvent confrontée à des problèmes administratifs lorsque je dois retirer de l'argent à la poste, signer une autorisation de sortie pour mes enfants, etc. Le préposé à la poste refuse de me remettre l'argent en main propre, alors que c'est moi-même qui remplis le chèque et le fait signer par mon mari. Il préfère le donner à mon fils mais pas à moi, son épouse ! Il m'arrive même de me faire offenser par certains fonctionnaires de l'administration exigeant la présence de mon époux dans toutes les démarches administratives. Un jour, mon mari a donné l'argent à une autre femme qu'il ne connaît pas à sa sortie de la poste ! Mais les gens ne comprennent pas encore qu'il ne peut plus gérer son argent et ses papiers comme avant. » Garde-malade à domicile L'épouse a entamé, depuis, des procédures judiciaires au niveau du tribunal d'Alger afin d'établir une procuration l'autorisant à prendre en charge la sécurité sociale de ses enfants, les charges ainsi que tous les papiers exigeant la signature de son mari. Cette action n'a toujours pas abouti. « Un jour ma fille, qui n'a que 12 ans, m'a raconté qu'à l'école, on lui insinue souvent le fait que je m'occupe de tout moi-même, à la place de son père. La société algérienne n'admet pas qu'une femme prenne les rênes. Mais je suis obligée de mener ma barque toute seule. » A ces lourdeurs administratives, s'ajoutent les difficultés à effectuer des tâches courantes qui rendent les malades totalement dépendants, un fardeau pour leurs familles. Certains recrutent des gardes- malades au domicile de la personne assistée pour gérer son quotidien et effectuer des activités élémentaires qui paraissent impossibles à réaliser pour une personne atteinte d'Alzheimer. Mais ce luxe qui va de 15 000 à 20 000 DA n'est pas à la portée de tous. De plus, il n'existe aucune formation spécifique destinée à ces assistants afin de mieux comprendre la maladie et les besoins de celui qui en est atteint. Pour les familles démunies, assurer les médicaments, les couches et le transport est déjà un triomphe. En dépit des difficultés à réagir face à ce mal, ces familles souffrent en silence tout en affrontant cette maladie terrible. Même leurs espérances sont revues à la baisse, à l'instar d'Oum Saâd qui ne souhaite qu'une seule chose « avoir une bonne santé » pour continuer à s'occuper de son mari.