Depuis l'arrêt des manifestations populaires du hirak en Algérie, dans le cadre de la prévention contre la propagation du coronavirus Covid-19, tous les regards sont portés sur la représentation du mouvement citoyen dans la diaspora, particulièrement en France où la place parisienne de La République est devenue tout un symbole. Or, à la veille et au lendemain de la marche du 13 septembre dernier, les dissensions idéologiques entre certains acteurs ont pris le dessus sur le caractère unitaire des actions, regroupant habituellement une trentaine d'organisations (mouvements politiques, associations, collectifs, etc.). Si dans leur majeure partie, les organisations de la diaspora tiennent encore à poursuivre ensemble l'encadrement des rassemblements hebdomadaires et les marches occasionnelles quels que soient leurs différends politico-idéologiques exprimés lors des réunions et prises de parole publiques, une bipolarisation du débat est imposée de fait par une minorité d'antagonistes incarnés, d'un côté par le jeune collectif de gauche «Double rupture» (voir l'interview avec Meziane Abane, l'un de ses co-fondateurs) et, de l'autre, par le mouvement islamiste Rachad (voir l'interview avec Yahia Mekhiouba, membre de son conseil national). A travers des agoras et des réseaux sociaux interposés, la dispute intellectuelle a viré, aussitôt commencée, à des invectives et des accusations mutuelles : «terrorisme», «traîtres», «DRS», etc. Malgré le tapage que cette «guéguerre idéologique» a créé, imposant une sorte de fait accompli au mouvement diasporique, des acteurs individuels et collectifs tentent de former une «troisième voie», qui serait constituée par la majorité des organisations signataires des appels à rassemblement depuis février 2019. Tentation d'un leadership hégémonique ! «La dissension autour de la marche du 13 septembre était d'ordre technique, mais son instrumentalisation s'est voulue idéologique», regrette Azwaw Chemrouk, militant politique indépendant et l'un des co-organisateurs des actions hirakistes à Paris. Il s'étonne que «quelques organisateurs qui étaient avec nous au début ont préféré se retirer en avançant la thèse d'une éventuelle coopération des Moukhabartat avec les organisateurs d'une marche si claire par ses slogans.» Il s'agit surtout de Rachad et de trois autres collectifs, qui ont dénoncé le changement d'itinéraire de République-Concorde à République-Bastille «sans être informés». En réalité, ce qui les dérangeait le plus, c'était l'annonce de la participation du collectif «Double rupture», accusé de vouloir «manipuler le hirak et de le diviser de l'intérieur». Pourtant, plein d'autres militants dits de la troisième voie, refusant la «bipolarisation», ont fait également les frais de la bataille des injures sur Facebook. C'est le cas, par exemple, d'Ilyas Lahouazi, membre du Conseil national du RCD et militant du collectif «Action citoyenne pour l'Algérie», qui a subi une violente campagne de dénigrement. «Nous n'avons jamais refusé les confrontations d'idées. Toutefois, on refuse la violence sous toutes ses formes, verbale soit-elle», affirme l'ancien détenu du hirak. Pour lui, «le hirak en France, c'est le hirak en Algérie, et le hirak, c'est le peuple, c'est nous, ce n'est ni X ni Y. Ni les islamistes et non plus les laïcs ne peuvent prétendre à sa paternité. S'agissant des expressions violentes manifestées verbalement de temps à autre, il faut dire que cela est le résultat de la bipolarisation qui met les partisans de deux extrêmes dans des confrontations radicales, voire sans limite. Or, nous sommes les ambassadeurs du hirak ici, nous sommes son expansion logique et naturelle. Il est simple de constater que le discours politique des Algériens, à Alger ou à Paris, est le même pour dénoncer les extrémistes de tous bords». Notre interlocuteur rappelle que le projet porté par le hirak est celui d'un idéal «progressiste et démocratique». Dans ce sillage, la poétesse et militante Ghanima Ammour souligne qu'il ne faut pas avoir peur de «soulever les questions idéologiques, à condition d'y mettre les formes». Ce qui n'est pas forcément le cas jusque-là. «La forme a été dictée par les circonstances et le besoin de réagir à des tentatives répétées de récupération du hirak par certains collectifs et l'exaspération d'une partie de la population à la place de la République. Le besoin de parler idéologie s'est fait ressentir très vite et les agoras étaient préparées à cet effet depuis avril 2019, sauf que certaines voix s'élevaient pour dire que cela allait créer une scission. La crainte de voir le soulèvement vidé de son sens devenait grande, alors des citoyens ont choisi de mettre en avant leurs idées et les exposer aux Algériens», raconte-elle. Et de se réjouir que chaque hirakiste puisse porter et défendre les projets qui lui tiennent à cœur : «Par exemple, en tant que citoyenne algérienne, je pense que le changement du statut de la femme est une priorité. Nous ne sommes pas là pour faire le nombre en promenade le temps du hirak ; nous sommes en train de prendre notre place le plus normalement du monde car nous sommes citoyennes et le sort de notre pays nous importe autant qu'il importe à l'autre genre. La question des femmes tranchera sur le modèle de société que nous souhaitons, si le hirak ne change rien au statut de la femme, autant arrêter tout de suite et continuer à subir des lois scélérates éloignées de la vision de la citoyenne avec ses droits et devoirs entiers au même titre que le citoyen.» Sortir de la grille d'analyse des années 1990 Au-delà des questions de société, la bipolarisation du débat idéologique se réfère surtout au fameux slogan «Ni République intégriste, ni Etat policier», lancé comme mot d'ordre par le FFS après le premier tour des élections législatives de décembre 1991, qui est désormais récupéré par les parties antagonistes en l'exploitant chacune à sa guise, tel le fait par exemple «Double rupture» avec son «ni militaire ni islamiste». Samir Bouakouir, cadre du parti de feu Hocine Aït Ahmed, a bien voulu replacer ce slogan dans son contexte : «Pour le FFS, le combat contre l'intégrisme ne devait pas passer par l'interruption du processus démocratique et la suspension des libertés fondamentales. On ne construit pas une démocratie en sacrifiant les bases de principes sans lesquelles elle devient impossible. Aujourd'hui, l'idée d'un contrat ou d'un pacte national pour instaurer la démocratie reste incontournable pour espérer sortir de l'impasse actuelle. La société algérienne a beaucoup évolué ces dernières années.» Préoccupation majeure La question démocratique, et le mouvement du 22 février le démontre, est devenue une préoccupation majeure pour nos compatriotes. Certes, les questions idéologiques, celles notamment liées aux problèmes sociétaux provoquent des divergences, voire des polémiques, quoi de plus normal, mais nous devons avoir à l'esprit que les conflits idéologiques ne peuvent être abordées sereinement que dans le cadre d'institutions démocratiques. Sous un régime autoritaire, comme c'est le cas encore dans notre pays, ces questions sont systématiquement instrumentalisées pour fracturer politiquement la société et dévoyer les luttes politique et sociales démocratiques». L'ancien porte-parole du FFS rappelle, à la même occasion, qu'il ne faut pas confondre l'idée de travailler avec des adversaires politiques dans un cadre commun en faveur d'une solution consensuelle de sortie de crise avec la constitution d'alliances politiques contre-nature. Là aussi, il s'inscrit en faux contre les références faites par certains militants politiques, entre autres ceux du Mouvement Rachad, à la plateforme de Rome (Sant'Egidio). «Cette initiative était avant tout une offre de paix. L'objectif était de mettre fin à la violences et au terrorisme en instaurant un dialogue politique sans exclusive pour élaborer une solution politique consensuelle à la crise. Ledit contrat national n'a jamais été une alliance ni une ‘‘union sacrée'' contre le pouvoir. Les dirigeants du FIS, en acceptant de le signer, avaient, de fait, renoncé à la tentation hégémonique et n'était plus qu'un parti parmi d'autres. Ceux qui ont combattu, en utilisant les méthodes de basse politique, portent la responsabilité des dérives ultérieures», précise-t-il. Avec ces dissensions idéologiques mises au grand jour, le doute s'installe quant à la capacité du hirak parisien de reprendre ses actions unitaires. Tout n'est pas perdu, selon Ilyas Lahouazi, qui propose d'«établir un cadre éthique pour une pratique politique saine où les divergences idéologiques constitueraient une richesse et une base d'une future alternance démocratique». Il appelle à la raison et d'«éviter les deux extrêmes qui tentent de bipolariser le débat, les laïcs radicaux et les islamistes théocratiques responsables en grande partie de la tragédie des années 1990. La solution doit être portée par notre génération, celle qui n'a pas fait mais qui a subi les violences de ces années-là. Aujourd'hui, nous voulons prendre en main notre destin par l'émergence effective de la troisième voie, celle qui regroupe toutes les sensibilités algériennes. Nous allons débattre, le temps qu'il faut, sans jamais céder à l'impatience, loin des passions, pacifiquement et dans l'union, sur les bases de la tolérance et la liberté d'expression. L'objectif c'est de présenter au peuple algérien un projet qui permettrait à toutes et à tous de vivre pleinement leur citoyenneté et leur droit à la différence. Donner à l'expression ‘‘Algérie Algérienne'' tout son sens». Dans la crainte de voir les problématiques «faussement idéologiques» du milieu parisien impacter négativement l'unité du hirak en Algérie, Azwaw Chemrouk se dit, de son côté, confiant quant au sens de responsabilité de «toutes les composantes du mouvement de la diaspora pour soutenir les futures actions unitaires, notamment lors des dates historiques partagées par le peuple algérien », et de conclure : «Par cette tribune qui m'est offerte, j'appelle la classe politisée pour ne pas dire politique à reprendre le relais afin de traduire les slogans phares scandés par le peuple, à l'instar de : unité, Etat civil et non militaire, Yetnahaw gaâ, etc., en jargon politique puis en pacte démocratique transparent, regroupant le maximum possible de forces vives activant à l'étranger. Certes, c'est une dynamique qui nécessitera des efforts considérables pour aboutir, mais elle saura ainsi apporter un soutien politique concret aux initiatives émanant de l'intérieur du pays.» Paris De notre correspondant Samir Ghezlaoui