En parallèle d'un prochain ouvrage collectif qu'elle dirige, Histoires minuscules des révolutions arabes, Wassyla Tamzali a écrit pour la revue Les Temps Modernes (1) consacrée aux «Harkis de 1962 à 2002, les mythes et les faits», une nouvelle dont elle a également proposé la publication à El Watan Week-end. -Je quittais Alger à l'aube pour un de mes premiers voyages à la découverte de l'immense pays qui m'était rendu par l'indépendance, la sécurité enfin retrouvée. Je ne savais pas que cette sécurité, des routes, des criques, du désert, ses palmeraies, ses dunes et ses tassili, des montagnes du Djurdjura, des Aurès, allait disparaître un jour, et que 50 ans après, ces voyages auraient un goût de madeleine de Proust et seraient notre temps perdu. C'était quelle année ? J'avais pris la route avec Jacqueline et André T., mon professeur d'économie politique, ou plutôt qui avait été mon professeur, Venez Wassyla, nous allons passer le week-end et le pont du 1er Novembre dans un petit hôtel au pied du balcon de Ghouffi. Il est tenu par une Bretonne. Le week-end, c'était encore samedi-dimanche, les profs de la fac étaient encore français, et on pouvait être accueillis au cœur des Aurès par une Bretonne. Et plus encore, comme on le verra. C'était 1967 sans doute, je venais de m'installer comme avocate, la Bretonne le retiendra en lisant nos fiches. La route était longue. Nous sommes arrivés la nuit, avons pris nos sacs et abandonné la voiture, l'hôtel se trouvait de l'autre côté d'un oued, à sec bien heureusement. La pleine lune l'éclairait, on voyait distinctement les pierres blanches du lit, mais de là à dire où nous étions... Nous avancions en aveugles vers une petite bâtisse blanche de laquelle sortaient de faibles lueurs. La lune blafarde travestissait l'endroit que nous découvrirons le lendemain émerveillés, loin de ce que nous pouvions imaginer plongés dans un paysage sélénite. Une musique nous arrivait de l'auberge, Edite Piaf La vie en rose, et pour dîner on nous offrit une omelette au lard, de la salade et du vin rouge. A écrire cela aujourd'hui, je réalise combien l'Algérie a changé, car si je me souviens bien, tout cela, la chanteuse, le lard et le vin, n'avait rien d'insolite. Pendant le dîner où nous étions seuls dans la salle commune et avions toutes les attentions de la patronne, je remarquais un homme avec un couffin. Il était entré subrepticement et se dirigeait vers la cuisine, les yeux au sol, sans saluer. Puis nous avons regagné, à l'extérieur, nos chambres d'une simplicité spartiate plantées de part et d'autre d'une terrasse en béton sur laquelle nous tirerons le matin nos chaises, aimantés pas le soleil déjà chaud. Levés très tôt, nous prenions silencieusement la mesure de la splendeur de la gorge de Ghouffi. Nous étions dans un cañon profond creusé dans la montagne rouge et désertique des contreforts des Aurès. L'oued et l'hôtel étaient baignés dans la lumière d'or des peintres orientalistes, les palmiers et les lauriers roses apportaient de la douceur au site sculptural et écrasant de beauté. Une beauté menaçante, nous étions au milieu d'un village en ruine, seul l'hôtel était debout. La guerre n'en finissait pas d'étaler ses blessures. Le soir nous trouva harassés, poussiéreux. Le vin et le rôti de notre hôtesse furent bien accueillis, et puisque c'était le deuxième soir et que nous étions en pays de connaissance, et à notre demande, la Bretonne raconta son histoire. Elle était de Saint-Nazaire, l'émigré des Aurès qui allait devenir son mari travaillait sur les Chantiers Navals. L'homme était présent dans la salle des repas, plongé dans un silence abyssal, sans avoir l'air de faire grand-chose sinon boire café et bière, et fumer cigarette sur cigarette. Plus tard, ils ont ouvert un café à Saint-Malo. A l'indépendance de l'Algérie, l'homme qui avait eu, semble-t-il, un petit rôle dans la collecte de fonds de la région pour la Fédération de France du FLN décida de revenir au «bled», laissant enfants et petits-enfants au bord de l'océan. Ils avaient trouvé le village détruit. Les restes des maisons de pisé retournaient lentement à la terre, l'histoire les avait abandonnés sur son passage, pour se venger de la folie des hommes la nature reprenait possession des lieux. Où sont les habitants ? Morts ? Les habitants qui avaient survécu, des femmes surtout insistait la Bretonne, vivaient en haut, dans les baraquements près de la route. C'était sans doute le camp de regroupement que nous avions aperçu ce matin. Le pays, cinq ans après l'indépendance, vivait dans les habits de la Pacification. Les stratèges d'une guerre qui n'avait pas dit son nom avaient déplacé et regroupé dans des camps, avec barbelés et miradors, tous les habitants de la région de Ghouffi, ceux des villages troglodytes à flanc de montagnes et ceux des petites oasis qui suivaient l'oued. Bourdieu dit que 60% des Algériens ont été déplacés pendant la guerre et regroupés dans des camps, des camps calamiteux, misérables ; en 1967, les camps existaient toujours et c'était encore plus insoutenable aujourd'hui qu'hier. L'homme au couffin réapparut. Puis ressortit avec son couffin. Qui est-il ? Où va-t-il ? Justement Maître. L'affaire devenait sérieuse. Nous avons laissé partir le couple de voyageurs français qui était arrivé dans la nuit, et elle m'entraîna dans sa cuisine, C'est mon beau-frère. Il vit dans la montagne. Il vit caché, c'est un harki. Il n'a pas de papier. Ainsi votre mari était au FLN et son frère harki ? C'était la première fois que je m'interrogeai, tout en la questionnant, sur cette affaire des harkis. Une question que j'avais refoulée, comme tout le monde. Plus que refoulés, sortis les harkis de l'histoire algérienne en train de se faire. Comme les pieds noirs. Et tant mieux, comme cela on restait entre nous, seuls détenteurs légitimes de cette patrie difficilement conquise. Nos pères, nos frères s'étaient battus, avaient parfois perdu la vie, nous avions l'immense tâche de reconstruire ce pays pour être dignes d'eux, alors ces Algériens traîtres, ces Français qui disaient que c'était leur pays, nous les avons effacés. Notre tâche de vainqueurs était exigeante, nous ne pouvions nous encombrer des perdants. Ce travail d'effacement avait été facilité par le départ massif des uns et des autres. Les harkis et leurs familles avaient fui en France, et dans ces années bouillonnantes qui suivirent l'indépendance où nous étions tous passionnément occupées par la naissance du pays, les harkis n'occupaient pas de place dans le débat politique qui nous agitait, moi et mes camarades socialistes et révolutionnaires de la place Emir Abdelkader à Alger. Les harkis, une question que l'on n'abordait jamais, sinon pour une condamnation sans appel. – Mais de quoi s'occupait-on sérieusement dans ces années qui vivaient à la cadence des défilés triomphants, des discours nationalistes et tonitruants des «sauveurs» de la patrie, des inaugurations de monuments aux morts et aux martyrs. Je n'échappai pas à la règle commune, si on m'interrogeait, si je m'interrogeai, et bien les harkis étaient des traîtes, ils étaient passés au camp de l'ennemi, c'étaient des collaborateurs. Cette opinion partagée était tirée de l'idée assénée et acceptée par tous que c'étaient les paysans et les plus pauvres du système colonial qui avaient mené le pays à la libération. – Les autres, citadins, bourgeois, intellectuels avaient été exclus de la photo de famille de l'Algérie libérée, pas loin eux non plus d'être regardés comme des traites –. Alors les harkis, des paysans parmi le peuple héroïque des paysans, avaient décidé de leur destin. Ils avaient choisi le camp des Français. Voilà dans quel état d'esprit j'étais quand je croisais pour la première fois un harki, ce week-end du 1er novembre dans les Aurès, dix ans environ après celui de la Toussaint rouge. Expliquez-moi, votre mari accepte qu'il vienne ici, il le nourrit ? Elle me regarda étonnée, Mais bien évidemment ! Que croyez-vous qu'il se soit passé ? Les frères pensaient la même chose, mais la vie en avait décidé autrement. L'attentat le plus connu des attentats du 1er Novembre 1954 qui déclenchèrent la lutte de Libération eut lieu dans les gorges de Tighanimine, non loin du village de Ghouffi où habitait l'homme au couffin, et où nous étions ce 1er novembre 1967. Comme tous les hommes restés au village, comme tous ceux qui n'avaient pu émigrer, comme mon mari, dit-elle, il gagnait péniblement la nourriture des femmes et enfants de la famille en exploitant les quelques palmiers qui lui étaient dévolus par la répartition annuelle, comme le voulait une tradition séculaire. L'attentat du 1er novembre 1954 le jettera au centre des opérations de pacification. Un vendredi, jour de la prière, les militaires ont fait sortir les hommes de la mosquée en exigeant le ou les noms des «terroristes». Le vendredi suivant, devant le mutisme de tous, mais sans doute ne savaient-ils rien, deux hommes furent fusillés sur place. On reviendra vendredi prochain ! Ils revinrent deux fois. Les hommes décidèrent alors de rejoindre les maquis, mais la plupart fut renvoyée. On ne peut pas tous vous garder. Et puis nous avons besoin de vous sur place. Quelques mois plus tard, et devant l'exactitude terrorisante de l'armée française dans l'exécution de sa menace, les hommes qui restaient comprirent qu'ils étaient pris au piège et que le seul moyen de survivre pour ceux qui ne pouvaient quitter le village était de se résoudre à accepter les offres de l'armée française qui recrutait des auxiliaires «indigènes» pour faire la sale besogne. C'est comme ça qu'ils sont devenus harkis. C'est comme ça qu'a commencé l'horreur entre Algériens tuant plus sûrement l'espoir d'un pays nouveau que l'horreur venue des Français. Les uns brûlant les maisons, violant et tuant les femmes et enfants des autres par représailles. A la fin de la guerre, le frère n'a pas voulu partir en France. Ils sont trois comme lui dans la montagne. Tous les soirs, nous leur envoyons à manger. Pour l'administration, ils sont morts. Pour leurs femmes et enfants aussi. C'est mieux ainsi. C'est dangereux pour tout le monde. Depuis 1962 ? J'étais interloquée par cette histoire extravagante de fugitifs, et aussi troublée, gênée profondément sans savoir pourquoi, inquiète. Mon jeune idéalisme tenait bon en cette période, mais j'entrevoyais obscurément les malheurs à venir : Votre mari n'est pas inquiet ? Opacité, complicité, manipulations. Dans ces années d'innocence devant l'Algérie naissante je ne pouvais pas savoir combien cette noirceur de la guerre pèserait sur nous, et que triompheraient le silence et la peur qui tiendront prisonnier tout un peuple, les victimes et les bourreaux. Evidemment, les autorités du coin savaient tout, mais cela accroissait leur pouvoir sur les populations des villages. Les micmacs étaient en place pour étouffer doucement mais sûrement les élans du jeune pays. Morts vivants, effacés de la vie de la mémoire, privés d'amour et de tendresse, et de liberté. Leurs femmes vivaient là-haut mêlées à toutes les femmes sans hommes laissées par la guerre quand elle se retire, toujours, partout et de tous les temps. Vraies ou fausses veuves, de harki ou de moudjahid, oubliées dans la marge des pages héroïques de la nation, elles subissaient en plus la cruauté de la coutume qui les privait des seules ressources de la région, les palmiers dattiers. Chaque année à l'assemblée des hommes des villages fantômes, les derniers hommes qui avaient survécu à la pacification, aux ratonnades, aux règlements de compte entre les frères, à la torture, au viol des sœurs, des filles et des mères – après cette guerre, aucun homme pourra dire qu'il est un homme, confia un vieux kabyle à Bourdieu, – répartissaient les palmiers entre les familles par tête d'homme, et de garçon à partir de 15 ans. Pas d'homme, pas de fils, pas de palmier. Pour beaucoup de femmes alors, la seule manière de survivre était la prostitution, un autre butin de guerre que se partageaient les charognards de l'après-guerre qui tournent autour des survivants tétanisés pour longtemps encore par la violence de la guerre. Voilà ce qu'il y avait derrière ce décor de carte postale qui se déchirait peu à peu. Le soir, l'homme au couffin me fit un sourire, la Bretonne avait dû lui dire que j'étais avocate, qu'elle m'avait tout raconté et que je pouvais l'aider. J'avais du mal à lui répondre tant j'étais éperdue d'impuissance et de désespérance. Le balcon de Ghouffi, l'oasis, l'auberge avaient perdu leurs pouvoirs d'enchantement, j'apprenais que la guerre finie il n'y a pas de vainqueurs. Je commençais la longue initiation à la peine infinie et muette des femmes et des hommes, et des enfants pris au piège de la mémoire refoulée de la guerre, fut-elle de libération, et qui se retrouvaient plongés dans un silence destructeur. L'homme au couffin ne me dira rien hormis ce sourire. L'homme au couffin restera un inconnu pour moi. Après ce voyage, de retour à Alger, reprise par la fête encore joyeuse de l'indépendance, je remettrais à sa place la question des harkis. Loin de moi. Aujourd'hui, j'essaye de comprendre à travers le regard de Aïcha, à qui je dédie ce texte. Cette jeune femme magnifique d'intelligence et de courage, petite-fille de harki qui, un jour à Montpellier, est venue vers moi, alors que je parlais de l'Algérie et de ma guerre d'Algérie, pour me dire, je ne connais pas l'histoire de l'Algérie, personne ne m'a rien dit, mon père n'a jamais parlé. Vous m'avez rendu un peu de cette histoire.J'espère qu'ensemble nous pourrons réécrire cette histoire et comme deux Antigone, que tout sépare et que tout rassemble, enterrer les morts de cette guerre pour que vivent les vivants.