La demande nationale en viande rouge ne cesse d'augmenter, mais la production locale reste très faible alors que l'Algérie pourrait atteindre six fois les quantités produites actuellement. «L'agriculture algérienne, de par sa nature traditionnelle, n'est pas en mesure de satisfaire le marché national en aucun produit du fait que la production n'évolue pas par rapport à une population qui augmente de près de 1 million d'habitants par an. La problématique réside dans le fait que l'alimentation dépend des cultures pluviales», s'inquiète Akli Moussouni expert en développement agricole. «La filière viande, la production de bœuf en particulier, dépend totalement de la filière lait, qui elle subit de plus en plus les inconvénients de la filière céréales, qui a son tour subit les aléas du climat. C'est pour vous dire qu'aucune filière n'échappe à la très mauvaise gestion de toute l'agriculture algérienne depuis des décennies, poursuit-il. Depuis une dizaine d'années, les importations en viande rouge se sont stabilisées par rapport à une demande de marché qui n'a pas évolué du fait que la couverture en protéines animales est assurée en grande partie par les viandes blanches, en raison du prix exorbitant de la viande rouge. A noter que la viande blanche est totalement importée en intrants, alimentation, produits vétérinaires, machines.» Soudan Lors d'une rencontre qui a réuni de hauts cadres du ministère de l'Agriculture avec le ministre en mai dernier, un bilan a été établi sur la quantité de viande rouge produite en Algérie. Selon une source officielle, 4,87 millions de quintaux de viande rouge ont été produits en 2014, contre un objectif de 5,13 en 2015. Ce même ministère a fixé comme objectif de produire 6,2 millions en 2019, car la demande dépasse les 600 000 tonnes par an. Pour Bouzid Sellami, chargé de communication de la Fédération nationale des éleveurs, cette production nationale est suffisante. «Nous avons demandé à maintes reprises aux autorités d'arrêter l'importation, en particulier la viande congelée, et d'encourager les éleveurs locaux. Mais notre demande n'a pas été entendue. Lors des fêtes de l'Aïd, la demande explose et pourtant nous arrivons bien à y répondre !» explique-t-il. «La moyenne nationale de production en viande rouge ne dépasse pas les 400 000 tonnes par an. Or, le besoin national est estimé à 600 000 tonnes au moins, précise Boulenouar Elhadj Tahar, porte-parole de l'Union générale des commerçants et artisans algériens (UGCAA). Nous avons une production insuffisante, car le nombre de bêtes dans la filiale ovine et bovine est de 25 millions de têtes. La superficie de notre pays permettrait pourtant de multiplier ce chiffre par cinq ou six. Le Soudan, qui est d'une superficie presque égale à celle de l'Algérie, a atteint avant la partition du pays 120 millions de têtes ! On peut donc facilement atteindre 150 millions de tête». Sur le terrain, il très facile de confirmer cela. Il suffit de se rendre chez un boucher et lui demander quelle viande est en vente ? Pour les chanceux, certains bouchers sont honnêtes et disent la vérité sur la provenance de la viande et sa qualité. Les autres paieront la viande importée au prix de la viande fraîche ! Cette viande importée vient de plusieurs pays : Espagne, Brésil, Inde… Certains bouchers ont même des difficultés à différencier la viande locale et celle importée. «La viande est importée de partout, il nous est difficile d'identifier d'où elle vient. C'est la raison pour laquelle on essaie de s'approvisionner chez un fournisseur digne de confiance, comme ça au moins on limite les risques», confie Abdelkader, ancien boucher. Qualité Certains bouchers ont trouvé une meilleure solution, à l'image de la boucherie Mahabba qui est installée dans la ville de Chlef. «C'est moi qui importe les veaux vivants depuis les pays étrangers et qui suis tout le processus, depuis l'achat dans le pays jusqu'à l'abattage et à la mise en rayon dans la boucherie, témoigne Slimane Boukhiar, gérant de la boucherie. J'importe les bêtes depuis la France, car la production nationale est très faible et ne peut pas satisfaire la demande du marché national. Par la suite, on procède à leur engraissement ici en Algérie, car c'est un produit de qualité. On abat les bêtes à l'âge d'un an en moyenne pour assurer au consommateur une bonne qualité de viande. C'est à cause des taxes des douanes qui sont de 39% que la viande revient cher», précise-t-il. Le président de l'association des consommateurs, Mustapha Zebdi, ne cesse d'alerter les autorités sur la question de l'origine : «Il est très difficile de connaître l'origine de la viande importée, affirme-t-il. Il faudrait mettre en place des dispositifs de contrôle très sévères car il s'agit de la santé du consommateur, d'autant que la viande importée est moins chère que celle produite localement. Du coup, les gens achètent de plus en plus de la viande d'importation». Un boucher de Bab El Oued confirme : «Pour un kilo de viande fraîche produite localement et de bonne qualité, il faut compter au minimum entre 1000 et 1500 DA. Pendant que celle importée vous revient à 700 DA. Quand j'ai commencé la boucherie, je ne vendais pas de viande d'importation. Mais ces derniers temps, c'est le produit qui se vend le plus.» Super-grossistes Mais pourquoi la viande produite localement est-elle deux fois plus chère que celle importée ? Selon Boulenouar Elhadj Tahar, la flambée des prix se justifie «par la faiblesse de l'investissement dans la filière de la production des aliments au niveau local, car jusqu'à présent les matières premières sont importées et les aliments reviennent cher aux éleveurs, ce qui justifie la flambée des prix». Ces éleveurs font aussi face à un autre problème majeur. «Il est pratiquement impossible de trouver de la main-d'œuvre professionnelle et spécialisée dans le domaine», se plaint Ferhat, éleveur de bovins dans la wilaya de Tizi Ouzou. «Et pour cela, on remplace un employé qualifié par trois autres qui ne sont pas spécialisés. Et même ces derniers se font rares». Ferhat possède une ferme qui produit chaque année 200 veaux, tous destinés à la boucherie. Il est aussi confronté à la flambée des prix de l'alimentation. «Les prix des aliments et des graisses ont augmenté de plus de 40% en deux ans ! Une botte de foin qu'on achetait 400 DA l'an dernier coûte aujourd'hui 1000 DA, et ce n'est pas encore l'hiver ! Nos charges ont doublé. On est obligés d'augmenter les prix pour ne pas travailler à perte». Selon Akli Moussouni, «mettre en place une filière viande est un projet pharaonique. Pour ce qui est des viandes rouges - dont le bovin au Nord et l'ovin au sud - il faut redistribuer les cartes en fonction des acteurs à dispatcher en groupes socioéconomiques, définir des zones potentielles et spécifiques, accompagner une profession ‘‘professionnelle'' avec des mécanismes d'encadrement techniques, juridiques et financiers. La relance de la production des viandes, c'est d'abord la réorganisation des parcours pour l'ovin, l'introduction de grands cheptels pour le bovin laitier (puisque c'est la vache qui produit le taureau), et pour les deux la production de l'unité fourragère (le grain actuellement importé). C'est aussi la conduite informatisée des cheptels, la valorisation des sous-produits, la formation et l'information des intervenants. Bref, la solution tient dans la modernisation de toute l'agriculture qui s'impose du fait de l'interférence incontournable entre toutes les filières». Reste à réguler le marché. Car, pour l'instant, ceux qui font la loi sont les «super-grossistes» en viande. «Ils achètent des quantités énormes de viande - parfois toute la quantité importée par certains importateurs - pour avoir le contrôle total du marché et fixent eux-mêmes les prix. Ils ne déplacent même pas la marchandise, ce sont les clients qui se déplacent directement jusqu'aux dépôts des importateurs pour récupérer leurs marchandises achetées», révèle Abdelkader, ancien boucher. Hygiène En mars dernier, l'inspecteur vétérinaire de la wilaya d'Alger, Abdelhalim Yousfi, a déclaré que la production des abattoirs avait diminué de 4000 têtes de bovins en quatre ans, passant de 36 000 bovins abattus en 2010, à 32 000 en 2014. Les services vétérinaires ont contrôlé 9500 tonnes de viandes bovines et 1600 tonnes ovines importées au port d'Alger en 2014. Les gendarmes de la brigade de Nedjma (Oran) ont interpellé 5 personnes et saisi, dans deux garages dans la commune de Sidi Chahmi, 10 quintaux et 24 kilos de viande impropres à la consommation en mars dernier. La réglementation est claire. Malgré tout, un inspecteur vétérinaire dénonce : «Les bouchers doivent abattre bœufs ou moutons dans des abattoirs agréés, où la présence d'un vétérinaire spécialisé dans le contrôle est obligatoire. Car, mis à part l'argent, il faut avoir une conscience et ne pas accepter d'acheter une marchandise qui n'est pas vérifiée. Sur le marché algérien, beaucoup reste à faire, car certains bouchers continuent à abattre leurs bêtes dans des abattoirs informels et ne respectent pas les normes d'hygiène exigées par la réglementation en vigueur.» Akli Moussouni le rejoint : «Les bouchers travaillent de manière archaïque. Cela commence par l'exposition des viandes sur les routes, leur transport, le respect de la chaîne du froid, l'absence de spécialités comme par exemple le mélange chez le même boucher de la viande fraîche issue de l'abattoir du coin, avec la viande fraîche importée sous vide. Le client se retrouve berné et l'impunité pour le commerçant est totale. Il n'y a toujours pas de programme de construction d'un marché normalisé en Algérie pour isoler et sanctionner les mauvaises façons». Il y a quelques mois, les services de sécurité ont découvert que sur les marchés de la wilaya d'Oran, certains bouchers vendaient de la viande sans cachet de vétérinaire. Abattoirs Autrement dit, la bête n'a pas été égorgée dans un abattoir, ce qui remet en cause la faiblesse des systèmes de contrôle. Quant à la viande congelée, elle doit être transportée dans des conditions très strictes en respectant les normes fixées par les services vétérinaires du ministère de l'Agriculture - le respect de la température durant le transport, l'étiquetage et le respect de toutes les autres conditions inscrites dans le certificat délivré par les services vétérinaires de notre pays. Le ministère de l'Agriculture assure que «tout un programme d'encouragement et de soutien pour les éleveurs a été mis en place afin de développer la filière viande à travers le développement de la culture fourragère, la modernisation de bâtiments d'élevage et l'utilisation des nouveaux systèmes modernes d'élevage et aussi l'investissement dans des nouveaux abattoirs modernes sans mettre à l'écart la formation des éleveurs à travers des séances de vulgarisation». Pour l'instant, les viandes blanches sont totalement importées à travers l'alimentation du cheptel, les produits vétérinaires et les équipements de production et de transformation. Les viandes rouges sont issues en partie de très petits cheptels au regard de la population. Le reste de la viande rouge est importée sous plusieurs formes (congelée, fraîche sous vide et en animaux vivants). La problématique du cheptel national se caractérise par un effectif réduit, un système de production extensif et une déperdition du patrimoine génétique. Une autre dépendance au bout du compte des marchés étrangers et des recettes pétrolières qui s'ajoute à celle du lait, des céréales, des légumes secs, des huiles de graines oléagineuses, de la tomate industrielle.