Jusque-là, les luttes pour le pouvoir dans le monde de la psychiatrie dans notre pays étaient feutrées. Tous les coups étaient permis, mais il y avait encore un peu d'élégance, un peu de classe, les apparences étaient en quelque sorte sauves. Une gué-guerre qui n'avait pas encore envahi l'espace public, une partie d'escrime à fleurets mouchetés. La psychiatrie ne faisait pas exception aux autres disciplines médicales. Aujourd'hui, l'affrontement est acharné. Il a atteint les limites de l'insoutenable, de l'inacceptable. Il est féroce, il n'y a plus de place à la hauteur d'esprit, au raffinement, à la majesté. Il n'y a aucun état d'âme. Le 5 mai prochain, deux rencontres de psychiatrie seront organisées à Alger. L'une à l'hôtel Aurassi, à l'initiative de la Société algérienne de psychiatrie (SAPsy), qui organise ses «19es journées nationales de psychiatrie», l'autre — la «première Journée internationale de psychiatrie universitaire» — se déroulera à l'hôtel Hilton et a été initiée par un ensemble de psychiatres, chefs de service. Comme d'autres confrères sans doute, j'ai reçu les deux appels à communication. La question qui se pose à moi — si l'envie me prenait de proposer une communication à l'une et à l'autre rencontre — est de savoir comment je dois faire pour être présent en même temps à ces deux endroits ? Mission impossible, à moins d'avoir des dons d'ubiquité. L'autre question est de savoir comment feront les psychiatres (et les autres médecins) qui voudront participer aux deux manifestations ? Chose ardue, chacun en conviendra. Que cache cette situation ? La réponse est évidente et — de mon point de vue — ne souffre aucune équivoque. «Le hasard n'existe pas» Voltaire disait qu'il (le hasard) «n'est et ne peut être que la cause ignorée d'un effet connu». Si l'effet est ici évident et qu'il peut s'avérer dévastateur pour l'avenir de la psychiatrie en Algérie, la cause n'en est pas moins connue. La réalité est implacable, ce télescopage de dates n'est pas anodin, il est provoqué à dessein. Les organisateurs de l'une des rencontres — pour des raisons de rivalité, je devrais dire d'animosité — veulent saborder celle (la rencontre) des autres. Cette pratique a déjà été observée par le passé, le précédent a eu lieu. Dès lors qu'elle se répète, cela ne peut être le fait du hasard et, quand elle concerne des manifestations nationales, le Rubicon est franchi. Pourquoi ? Parce qu'il apparaît évident que la morale ne constitue plus un obstacle à ce genre de dérive. Voilà un manque de considération pour les psychiatres. Ces derniers, à leur corps défendant, sont pris en otages et sont sommés de choisir l'un ou l'autre congrès ; en réalité, obligation leur est signifiée de se déterminer et de prendre partie pour l'un ou l'autre organisateur, pour l'un ou l'autre clan. Il leur est demandé «de faire de la politique». Voilà une entorse au code de l'honneur et à celui de la déontologie médicale, dans la mesure où — par de telles pratiques — la science est sujette à manipulation et que des obstacles sont dressés pour empêcher la transmission du savoir... Si l'objectif premier de ces congrès est, bien sûr, de communiquer et d'échanger des expériences, d'entretenir et d'améliorer des connaissances. Ces antagonismes dans le monde de la psychiatrie existaient déjà quand j'ai commencé à faire mes premiers pas dans cette discipline. Des situations que l'on peut d'ailleurs observer dans toutes les spécialités médicales, mais également dans tous les domaines professionnels, et cela partout à travers le monde. Mais sous d'autres cieux, ces rivalités s'inscrivent dans la confrontation loyale des idées et s'expriment dans le débat scientifique, toujours à un très haut niveau des connaissances. Les uns voulant exceller et être meilleurs que les autres. Une espèce de duel qui prend l'allure d'une compétition qui ne sort pas du cadre scientifique, ou encore de désaccords qui trouvent toujours une solution dans l'arène du savoir, mais aussi dans l'honneur et la dignité. Des «disputes» d'école en quelque sorte. Somme toute, un conflit qui inscrit son objet dans l'ordre des choses, en tout cas dans une saine émulation. Nous n'en sommes plus là, depuis longtemps, dans notre pays. L'accès au pouvoir et l'élargissement des territoires d'influence sont les seules motivations à l'origine de tels comportements. La science et le savoir peuvent (doivent) attendre. C'est ce qui prévaut présentement dans cette discipline qu'est la psychiatrie, sauf que, jusque-là, les psychiatres «belligérants» étaient chacun dans son coin et faisaient «leur cuisine» avec leurs adeptes, sans essayer de nuire au voisin, à l'adversaire supposé. Avec les manifestations qui se profilent pour le mois de mai à venir, nous ne sommes plus dans ce cas de figure. Le but recherché étant ici de contrarier, de parasiter, pour ne pas dire de paralyser le travail et les initiatives de l'autre, pour le neutraliser, prendre l'ascendant sur lui et nécessairement pour accaparer son territoire. Le vertige du pouvoir a obscurci les consciences et a évacué des esprits les valeurs qui fondent la mission du médecin. Le travail, la compétence, le mérite et l'exemplarité. Quant à la transmission du savoir — en définitive dans l'intérêt du malade, il faut le préciser —, c'est le dernier des soucis des protagonistes qui sont engagés dans ce face-à-face mortifère pour la profession. Il s'agit de compter ses troupes et seul le nombre des présents à la rencontre aura de l'intérêt. Un gage d'audience, de puissance dominatrice, de pouvoir sans partage. Un climat psychologique où la raison est répudiée au profit des exigences de pouvoir des ego démesurés, quand bien même ces derniers sont quelquefois dénués de consistance. L'image est sauve, il n'y a que cela qui compte. Les prémices d'une «République des ego)», mais sans le panache et l'indispensable effort intellectuel qui donne leur épaisseur et leur relief à ceux-ci. Mais n'est-ce pas cela qui prévaut actuellement dans notre pays ? Un pays en proie à une crise de valeurs sans précédent, où l'arrogance et la prétention sont les deux éléments supposés garantir l'accès à l'ascenseur qui mène à la responsabilité et au pouvoir. Un climat — il est nécessaire de le souligner — qui constitue la règle et qui empoisonne les relations entre les universitaires de notre pays, un climat qui pourrit la vie au sein de l'université algérienne. J'en veux pour preuve les nombreux plagiats et autres impostures qui gangrènent cette institution et les conflits et grèves répétés qui caractérisent son fonctionnement. Seulement, personne n'a le droit de me forcer à choisir quand et où je dois aller chercher le savoir, comme personne n'a le droit de m'inciter à être partie prenante ou à prendre position dans des conflits qui ne servent ni mon intérêt ni celui de ma profession. Je ne veux être l'otage d'aucune forme de chantage. Beaucoup d'entre nous ont souffert par le passé de tels agissements. Aujourd'hui encore des résidents en psychiatrie ou de jeunes assistants sont terrorisés à l'idée de voir leur carrière et/ou leur avenir compromis pour ne pas avoir clairement fait acte de soumission à l'un ou à l'autre chef, s'aliénant ainsi en retour l'adversaire de celui auquel acte d'allégeance aura été fait. Parce que cette situation est pour le moins délétère et nuisible pour l'avenir de notre métier, les psychiatres ne doivent pas l'accepter. Ils doivent refuser de se laisser entraîner dans de puériles rivalités qui menacent l'avenir de la psychiatrie dans notre pays et dans des luttes de pouvoir où l'imposture s'érige en argutie scientifique, où le travail est voué aux gémonies et où la noble profession de médecin, de psychiatre est traînée dans la boue. Quelle image et quel modèle renvoient à la société les auteurs d'un tel comportement ? L'image d'une élite défaite, de personnes qui rivalisent d'ignorance et qui se vautrent dans l'incompétence. Y a-t-il une autre façon d'interpréter et de donner une signification à de telles pratiques ? Seule l'impéritie des acteurs en présence, des protagonistes, peut, de mon point de vue, donner du sens à tout cela, au moins parce que tous ces prétendants au pouvoir n'ont rien à faire valoir pour avoir droit à ce qu'ils revendiquent. Et parce qu'ils n'ont rien à faire valoir, ils devraient se mettre au travail, produire et élever le niveau, pour honorer le statut et/ou les titres qu'ils se sont souvent attribués avec empressement, quand bien même ceux-ci ne sont généralement pas mérités. Une forfaiture possible grâce à la complaisance des autorités de tutelle (ministère de la Santé et de l'Enseignement supérieur) ou encore du Conseil de l'Ordre des médecins qui laissent faire sans réagir. Nous sommes — nous médecins et psychiatres — censés être l'élite de la nation. C'est à ce titre que nous n'avons pas le droit de nous laisser déposséder de l'exercice de notre libre arbitre et de notre devoir de citoyen — de militant, pourquoi pas —, en contribuant par notre silence ou notre indifférence au pourrissement de la situation qui prévaut au sein de notre discipline. C'est pourquoi nous devons dire clairement non à de tels agissements en renvoyant dos à dos ceux qui veulent être les fossoyeurs de notre profession. Nous devons cela à nos concitoyens malades et à nos jeunes confrères, psychiatres en devenir, qui n'ont pas à pâtir de cette situation. Il en va de la morale et de la dignité de notre profession et de l'honneur de notre pays.
Par : Par Dr Mahmoud BOUDARENE Psychiatre, docteur en sciences biomédicales