Amin Khan coordonne une série de livres collectifs, édités par Chihab à Alger, intitulé Nous autres. «Une pensée utile à la société algérienne parce qu'elle lui permettra de sortir du doute et désarroi», écrit l'éditeur. Trois volumes ont été déjà publiés et présentés au SILA. D'autres volumes seront édités les prochains mois. - Vous venez de publier une série de livres sur trois thématiques : Nous autre, Notre rapport au monde et Penser. Parlez-nous de cette initiative de rassembler des textes autour d'une même thématique ? Il y a un an, nous avons initié une série de livres collectifs s'intitulant Nous autres. Le premier volume portait ce titre, le deuxième, Notre rapport au monde et le troisième, Penser ! Ce dernier vient de paraître. Notre démarche consiste à créer une plateforme de réflexion sur différentes questions qui intéressent notre société, mais aussi les sociétés confrontées aux mêmes problèmes. Quand on y réfléchit, c'est finalement une question de degré. Aujourd'hui, avec la mondialisation, nous partageons, dans des positions différentes, certes, des problématiques qui nous concernent tous. Notre point de départ, c'est l'Algérie. - Comment avez-vous lancé l'initiative ? J'ai fait circuler un texte inaugural de la démarche auprès d'amis ou de gens que je ne connaissais pas mais qu'on m'avait recommandés pour leur intérêt pour ce type de travail. C'est ainsi que nous avons élaboré le premier volume, associant des médecins, des journalistes, des poètes... Chacun, selon sa compétence et sa liberté de pensée et d'expression, a contribué au projet. Le même principe a été retenu pour Notre rapport au monde, le deuxième volume. Les contributeurs sont certes différents de par leurs formations et leurs visions des choses, mais ils sont liés par cet attachement commun aux valeurs de liberté, de justice et de dignité. Le sous-titre de la série Nous autres est «Eléments pour un manifeste de l'Algérie heureuse». - L'Algérie heureuse ? D'abord, pourquoi «éléments pour un manifeste». Parce que nous estimons que le travail doit être patient et de longue haleine, et, précisément, permettre, par l'association de textes et de points de vue hétérogènes, de formuler, à terme, quelque chose de cohérent, des références communes. Références qui vont nous permettre de contribuer à appréhender les questions qui se posent à nous. Quant à «l'Algérie heureuse», c'est simplement parce que l'Algérie a tout le potentiel pour être heureuse en tant que pays, en tant que société, en tant qu'histoire ou en tant que contribution au monde. - Penser ! est la thématique du troisième volume. Penser paraît être un besoin urgent aujourd'hui en Algérie et au Maghreb, n'est-ce pas ? Le prochain volume, après «Penser», sera «Travailler». Il devra être suivi par deux autres volumes, «Lutter» et «Aimer». Il s'agit là des quatre axes prioritaires de l'effort individuel et collectif que nous devons faire en tant qu'individus et en tant que société pour sortir de la crise dans laquelle nous sommes. Nos sociétés sont prisonnières de la domination externe et interne mais aussi d'archaïsmes extrêmement puissants. Par ces archaïsmes, nous entendons principalement la violence et la misogynie. Des phénomènes qui existent aussi dans d'autres sociétés, et pas seulement dans celles qui nous ressemblent. L'actualité récente nous rappelle que la misogynie, l'agression des femmes et le statut inférieur qui leur est imposé, existent aussi dans les sociétés occidentales (scandales de viols et de harcèlement sexuels évoqués par la presse, ndlr). La violence, n'en parlons pas ! Nous estimons que nous avons l'obligation de faire l'effort de penser, de travailler, de lutter et d'aimer. - Comment avez-vous sélectionné les intervenants dans les trois ouvrages ? Le choix s'est fait selon les affinités que je pouvais avoir avec des personnes sensibles aux idées proposées dans le texte inaugural. J'ai approché les contributeurs potentiels sur la base de leur compétence dans leur domaine et de leur capacité à penser et à écrire de façon libre et indépendante… J'estime que nous sommes dans une situation de grande confusion sur les plans intellectuel et moral. Notre société traverse un moment très difficile. Rien de sérieux ne pourra être entrepris si nous ne faisons pas l'effort de penser les fondamentaux concernant le fonctionnement de nos sociétés, l'Etat, de l'économie et de la culture. - Quelle est l'origine de la confusion que vous évoquez ? C'est l'histoire que nous avons vécue. Une histoire très compliquée pour ne prendre que les dernières décennies au sortir d'une colonisation extrêmement dure. Nous avons été capables de faire une grande révolution. Nous avons vécu sur le souffle de cette révolution pendant les années 1960 et 1970. Dès les années 1980, les choses ont commencé à se déliter. Tout cela s'est terminé dans la catastrophe des années 1990. Nous n'avons pas encore mesuré l'ampleur des dégâts de cette période. - Ne pensez-vous que les intellectuels algériens ont abandonné le terrain ? Les intellectuels ne sont pas plus blâmables que qui que ce soit. Les intellectuels font partie de la société. Chacun agit en fonction de ses convictions et ses capacités. Nous avons tendance à idéaliser certains moments et certains acteurs. Si on peut accepter le fait que le peuple, en général, a été un acteur déterminant de la guerre de libération nationale, il est clair que ceux qui ont été à l'avant-garde n'étaient qu'une petite minorité… A l'image du reste de la société, il y a parmi les intellectuels des gens qui prennent leurs responsabilités et qui agissent. D'autres en sont incapables. Il faut qu'on comprenne que l'histoire est une grande mécanique, où la conscience individuelle joue bien sûr un grand rôle, mais il existe une multiplicité de facteurs qui font que telle ou telle catégorie, ou tel ou tel individu, agit dans un sens ou un autre. L'objectif de notre réflexion est d'essayer de montrer la complexité des choses. Tous les discours et les analyses qui simplifient à l'excès, et trop souvent jusqu'au cliché et à la caricature, les questions qui se posent à nous sont inéluctablement stériles. On ne peut pas agir utilement sur les situations si on ne comprend pas la complexité des choses, les causalités, les rapports de force... - Récemment, nous avons vu des jeunes Algériens se bousculer en nombre devant l'Institut français (IFA) à Alger pour aller étudier en France ou tout simplement partir vivre ailleurs. Comment analysez-vous ce phénomène ? Contrairement aux gens qui font semblant d'être choqués, cela ne me surprend pas du tout. Beaucoup de jeunes, et de moins jeunes, veulent partir, chacun pour une raison. Nous devrions nous interroger sérieusement sur cette situation. Une partie du problème est que notre système éducatif ne produit pas des générations capables de se prendre en charge intellectuellement, politiquement ou socialement. Ces générations arrivent sur le marché du travail alors que le travail est de plus en plus dévalorisé. Nous évoluons dans une économie et une culture rentières. Avoir un travail stable, être salarié, ne paraît pas aujourd'hui être une perspective excitante, ni souvent d'ailleurs possible. Il y a les difficultés, plus ou moins occultées, de la vie en société. Il n'est pas épanouissant ou très agréable aux Algériens de vivre aujourd'hui dans leur société. Ils ont beau aimer leur pays, être attachés à leurs familles, à leurs amis, à certaines traditions, le malaise est là. Un malaise qui peut être vaincu si le pays s'engage sur la voie de véritables solutions. - Dans un pays où la philosophie et les mathématiques sont marginalisées et méprisées, des sciences qui aident à l'élaboration de la réflexion, est-il possible de produire de la pensée à terme ? Pour penser, il faut être capable d'utiliser des instruments acquis à l'école. Notre école permet-elle à nos enfants d'acquérir de tels instruments ? Je ne le crois pas. Ce n'est pas par le «par-cœurisme», par la répétition, et par la transmission de contenus qui ne sont pas conçus pour l'éveil des enfants aux réalités du pays et du monde, qu'on forge de tels instruments. Ensuite, il faut qu'il y ait un contexte social où l'on valorise la pensée, le travail intellectuel, le savoir et la science, pas l'argent facile, l'argent sale, la corruption et la «débrouillardise». Aujourd'hui, les conditions ne sont pas réunies pour l'effort massif de pensée qui doit être celui d'un Etat et d'une société désireux de continuer à exister. Dans sa phase récente, l'histoire de l'humanité s'accélère par une lutte acharnée pour l'acquisition des compétences, des connaissances, des moyens de comprendre le monde et d'en faire un usage le plus conforme aux intérêts de chacun. Aujourd'hui, chez nous, nous n'avons pas une telle démarche, une telle ambition. Les pays comparables au nôtre, comme la Turquie, l'Iran ou la Malaisie, font des efforts massifs et réussissent à développer et à constituer de véritables richesses scientifiques et intellectuelles. Ce capital leur permet de faire face activement à leurs problèmes intérieurs et aussi d'avoir un rôle dans le monde où ces pays sont capables de se faire respecter. Ils apportent un plus, une valeur. Qu'apporte l'Algérie comme valeur au monde aujourd'hui ? On peut se poser la question. - Vous êtes poète également. Que devient la poésie aujourd'hui à l'heure de la vitesse et des technologies multiples ? J'ai une conception assez radicale de la poésie. Pour moi, la poésie est la marque essentielle de notre humanité. Ce qui nous distingue, en tant qu'êtres humains, c'est notre capacité à penser et notre capacité à exprimer certaines émotions essentielles, comme l'amour. La dynamique existentielle qui anime chaque être humain s'exprime fondamentalement par la poésie. Elle peut prendre plusieurs formes, à travers les mots, la musique, la peinture, ou encore des actes poétiques... La poésie est ce sentiment profondément humain qui, malheureusement, s'exprime trop peu et trop mal dans les conditions d'une société donnée. La poésie va contre les préjugés, les habitudes, la violence, le mépris, l'injustice. C'est une expression qui s'approche de la pureté de notre identité d'être humain. Pour ce qui me concerne, cela fait cinquante ans que j'écris de la poésie. J'espère ne jamais m'arrêter. Au 22e Salon international du livre d'Alger (SILA), j'ai présenté deux recueils de poèmes parus aux éditions elKalima : Poèmes d'août et Jours amers. Je veux ici rendre hommage à elKalima qui a le courage de publier de la poésie et à Chihab qui nous a offert l'hospitalité pour la production de Nous autres. - Pourquoi les éditeurs ne veulent pas publier de la poésie en Algérie ? L'ardeur pour la poésie existe toujours dans certains pays. J'ai eu la chance de vivre cela en 2014 au Festival mondial de poésie de Medellin, en Colombie, où les gens sont très sensibles à cet art. Ils assistent massivement et qualitativement aux récitals et aux rencontres poétiques. Mais il est vrai que dans d'autres sociétés, il y a un reflux de la lecture, lié aux conditions économiques générales, et de l'édition en particulier. D'une façon générale, il y a une certaine pudeur quand on approche la poésie. Les gens ont parfois l'image d'une pratique élitiste. Mais, quand ils sont confrontés directement, par le hasard ou dans des conditions particulières, à la poésie, elle se révèle à eux comme quelque chose de personnel et d'intime qui les touche. Là aussi, il y a un potentiel à faire vivre, à condition que des efforts soient faits. A l'école, les enfants ne doivent pas être confrontés à une image rébarbative ou formaliste de la poésie. Il faudrait que les enfants et les jeunes soient confrontés à des textes qui leur parlent. L'école devrait faire l'effort de donner accès à la poésie en plusieurs langues et modalités aux enfants et aux adolescents. Idem pour les autres formes artistiques pour lesquels les Algériens ne sont certainement pas moins doués que d'autres. La science, l'art et la littérature permettent l'éveil des consciences, qui est un préalable au développement des individus et des sociétés.