On raconte qu'un jour d'entre les jours l'émir des croyants El-Mâmoun s'assit sur son trône, dans la salle de son palais, et fit rassembler entre ses mains, outre ses vizirs, ses émirs et les principaux chefs de son empire, tous les poètes et tous les gens d'esprit délicieux dont il avait fait ses intimes. Or, le plus intime d'entre les plus intimes de ceux qui se trouvaient là réunis était Môhammad El-Bassri. Et le khalife El-Mâmoun se tourna vers lui et lui dit : «O Môhammad, j'ai bien envie de t'entendre me raconter à cette heure quelque histoire jamais entendue !» Il répondit : «O émir des croyants, la chose est facile ! Mais veux-tu de moi une histoire que j'aie ouïe de mes oreilles ou bien quelque fait que, témoin, j'ai observé de mes yeux ?» Et El-Mâmoun dit : «O Môhammad, il n'importe ! Mais je veux le plus merveilleux !» Alors Môhammad El-Bassri dit : Sache, ô émir des Croyants, que j'ai connu, ces temps derniers, un homme de fortune considérable, natif de l'Yamân, qui avait quitté son pays pour venir habiter dans Bagdad, notre ville, afin d'y mener une vie agréable et tranquille. Il s'appelait Ali El-Yamani. Et comme au bout d'un certain temps, il avait trouvé les m?urs de Bagdad absolument à sa convenance, il fit venir de l'Yamân ses effets en entier, ainsi que son harem composé de six jeunes esclaves belles comme autant de lunes. La première de ces adolescentes était blanche, la seconde brune, la troisième grasse, la quatrième mince, la cinquième blonde et la sixième noire. Et toutes les six, en vérité, étaient à la limite des perfections, avaient l'esprit orné de la connaissance des belles-lettres et excellaient dans l'art de la danse et des instruments d'harmonie. L'adolescente blanche s'appelait... A ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement. Mais lorsque fut la trois cent trente-deuxième nuit, elle dit : L'adolescente blanche s'appelait Visage-de-Lune ; la brune s'appelait Flamme-du-Brasier ; la grasse Pleine-Lune ; la mince Houria-du-Paradis ; la blonde Soleil-du-Jour; la noire Prunelle-de-l'?il. Or, un jour, Ali El-Yamani, heureux de la quiétude goûtée dans la délectable Bagdad et se sentant dans des dispositions d'esprit meilleures encore que d'habitude, invita ses six esclaves à la fois à venir dans la salle de réunion lui tenir compagnie et passer le temps à boire, à s'entretenir et à chanter avec lui. Et toutes les six se présentèrent aussitôt entre ses mains ; et par toutes sortes de jeux, de réjouissances et d'amusements, ils se délectèrent ensemble infiniment. Lorsque la gaieté régna sans mélange parmi eux, Ali El-Yamani prit une coupe, la remplit de vin et, se tournant vers Visage-de-Lune, lui dit : «O blanche et aimable esclave, ô Visage-de-Lune, fais-nous entendre quelques accords délicats de ta ravissante voix !» Et Visage-de-Lune, l'esclave blanche, prit un luth, en harmonisa les sons et y exécuta quelques préludes bas qui firent danser les pierres et se lever les bras ! Puis elle s'accompagna, en chantant ces vers qu'elle improvisa : «L'ami que j'ai, qu'il soit loin ou qu'il soit près, a pour toujours empreint son image sur mes yeux et gravé à jamais son nom sur mes membres tièdes. «Pour dorloter son souvenir je deviens entièrement un c?ur et pour le contempler je deviens entièrement un ?il ! «Le censeur qui me blâme sans cesse, m'a dit : ?Vas-tu oublier enfin cet amour enflammé ?? Et je lui dis : ?O censeur sévère, laisse-moi et va-t'en ! Ne vois-tu comme tu te leurres en me demandant l'impossible ??» (à suivre...)