Les discussions se tiennent à huis clos, en toute discrétion. Elles durent depuis deux ans. Loin du regard des organisations de défense de la liberté de la presse et d'expression, de la société civile, des associations de consommateurs. Elles impliquent une douzaine d'Etats, les Etats-Unis, les Émirats arabes unis, la Suisse, le Japon, la Commission européenne, etc. Peu de choses ont filtré. Suffisamment toutefois pour inquiéter ceux qui s'intéressent à la liberté sur le Net, à la liberté tout court. Je veux parler de l'Acta (anti-counterfeiting trade agreement, accord commercial sur la contrefaçon) dont le 11ème cycle de négociations, dernière ligne droite avant conclusion, s'est tenu cette semaine à Tokyo. Toujours dans la discrétion.Objectif louable : lutter contre la contrefaçon et protéger la propriété intellectuelle, en premier lieu contre le téléchargement illégal. D'accord. Sujet technique aussi qui dépasse souvent le grand public pour qui Internet offre un tel potentiel de liberté, ouvre un monde si vaste, que les dénonciations sur les risques de censure paraissent exagérées, imaginaires, de l'ordre du fantasme.Pourtant, ces risques sont réels et les discussions en cours pourraient avoir un impact sur l'internaute de tous les jours.L'Acta est un antibiotique à spectre large. Initiées en 2008 par les entreprises pharmaceutiques, si jalouses de leurs brevets et en guerre contre les génériques, les discussions englobent également le secteur de la culture et du divertissement, notamment la production musicale, qui, économiquement sur la défense depuis plusieurs années, n'a pas encore trouvé son modèle économique.Beaucoup de choses sont à redire sur ce projet. En premier lieu, la méthode : des négociations commerciales sans implication de l'OMC, sans débats contradictoires avec les organisations compétentes. La définition de règles en petit comité, pourrait-on dire, loin du respect du jeu démocratique : le texte pourrait instituer des lois sans passer par les parlements nationaux. A cause de leur opacité, on craint que les participants à ces négociations ne soient que d'un côté du filet, celui des industriels qui, si nous ne nions pas qu'ils sont parfois victimes d'un véritable pillage intellectuel, ne doivent pas être laissés à eux-mêmes pour trouver des solutions qui touchent obligatoirement aux libertés individuelles.En second lieu, les orientations prises par les participants de l'Acta, celle de la répression et du contrôle du Net. Le principal levier d'action serait de faire des fournisseurs d'accès (FAI) et des hébergeurs de véritables auxiliaires de police, en les rendant responsables, au civil, du contenu de leurs clients. Selon l'accord, ils seraient obligés de remettre les données personnelles des contrevenants aux ayants droit. On voit tout de suite que les conséquences pour le respect de la vie privée des internautes pourraient être catastrophiques, particulièrement si ce traité était étendu à des pays qui collectent les informations personnelles de dissidents, d'opposants politiques, afin de les réduire au silence. On pense à la Chine, au Vietnam, à l'Iran...Une fois l'accord adopté, on doute que les intermédiaires techniques puissent résister aux pressions juridiques ou économiques et il y a fort à parier qu'ils décident, pour avoir l'esprit libre, pour se dégager de tout risque de procès et éviter le paiement de dommages et intérêts faramineux, de mettre en place un filtrage du Net. Selon une mathématique sommaire, les industriels du disque considèrent qu'un téléchargement illégal correspondant au manque à gagner d'un CD. Faites le calcul, simple, pour un album téléchargé 100 000 fois. Pas de juge, pas de décision de justice qui encadreraient ce système répressif. Car tout le petit monde de l'Acta s'entend pour éviter les complications du tribunal. Les risques de dérives et d'abus sont nombreux. Le filtrage ciblé du Net n'est pas efficace. Tout geek, tout spécialiste du Net vous le dira. En revanche, ce que l'Acta risque de mettre en place, c'est un filtrage large et aveugle (surblocage), faisant une multitude de dommages collatéraux et instituant lentement un Internet à plusieurs vitesses. En 2009, l'Allemagne avait voulu mettre en place le filtrage des sites pédopornographiques : l'administration avait dressé une liste de 8 000 sites visés. En réalité, seulement 100 étaient réellement des sites pornographiques. Devant les difficultés de recensement et de ciblage, le projet a été abandonné.En plus de remettre fondamentalement en cause la neutralité du Net, ce genre de mesure, en bridant les échanges, tue l'innovation intellectuelle. On ne peut que regretter la tournure qu'a prise le débat sur le Net, débat qui semble opposer de façon manichéenne, d'un côté, la liberté d'expression et, de l'autre, la propriété intellectuelle, comme si les deux principes étaient antinomiques, s'annulaient mutuellement. Nous sommes convaincus à Reporters sans frontières qu'il n'en est rien. Nous invitons les internautes à consulter le site, très bien renseigné sur la question, de l'association la Quadrature du Net. In slate.fr