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Bourguiba, sauveur d'outre-tombe ?
Publié dans La Tribune le 01 - 04 - 2012

Vaincu par l'âge, mais toujours solidement vissé à un fauteuil présidentiel façonné à sa mesure en même temps que le destin qu'il traçait pour une Tunisie moderne, le président Habib Bourguiba a vécu les derniers jours de son règne dans la confrontation. Avec son clan familial, qu'il recomposait au gré de ses humeurs, avec le premier cercle du pouvoir, soucieux de se maintenir alors que le chef n'avait plus toute sa tête, avec le gouvernement, plongé dans une instabilité chronique par l'altération de ses facultés mentales et intellectuelles. Les seuls contre lesquels il n'avait pas perdu son discernement acharné -si l'expression est permise- étaient les islamistes, Rached Ghannouchi en tête. Un quart de siècle plus tard et le passage d'une révolution, on peut s'interroger : qui, du «Combattant suprême», mort presque centenaire en 2000, et du guide du parti islamiste Nahda au pouvoir en Tunisie depuis octobre dernier, qui des deux a fait un pied de nez à l'autre ?Si l'on en juge par l'actualité de ces derniers jours en Tunisie, passée à côté d'une très grave crise de pouvoir, c'est l'héritage de Bourguiba qui a colmaté la brèche, plus grave, une fracture ouverte à l'Assemblée constituante par les islamistes. Forts de leur majorité parlementaire, les députés de Ghannouchi voulaient imposer la Charia et donc un Etat théocratique, puisque c'est un conseil des ulémas qui détiendrait de fait et de jure le pouvoir législatif s'ils avaient réussi à faire passer leur projet. Mais contre toute attente, le parti Ennahda a réglé démocratiquement -en apparence, du moins- la question en décidant à l'écrasante majorité de son conseil national, le 26 mars dernier, de maintenir tel quel le premier article de la Constitution, celle-là même qu'avait fait adopter Bourguiba en 1959. «La Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain : sa religion est l'islam, sa langue l'arabe et son régime la République», stipule l'article qui avait exclu toute référence à la Charia, consacrant ainsi le caractère civil et séculier de l'Etat sans renier ni amoindrir la composante identitaire et religieuse du pays.La presse et les gouvernements occidentaux, en particulier français, sont aussitôt tombés en pâmoison devant ce geste courageux, louant le sens des responsabilités du parti islamiste tunisien. Ne reculant pas devant l'emphase, le quotidien Le Monde, d'habitude plus mesuré, n'hésite pas à consacrer un éditorial à l'événement. «Si Ennahda, que dirige Rachid Ghannouchi, tient cette ligne, alors la Tunisie, précurseur du «Printemps arabe», restera un pays modèle - et qui rayonnera bien au-delà de ses frontières», écrit-il. Que les islamistes tunisiens soient les plus intelligents du Maghreb, c'est un fait indiscutable et constatable. Qu'ils aient le souci de la paix civile et ne souhaitent pas engager leur pays dans la voie de la confrontation sanglante, c'est aussi une vérité. Mais de là à y voir des parangons de la démocratie et du pluralisme, c'est un pas qu'un observateur averti ne franchirait pas. Car la réalité des faits, objectivement, autorise au moins une autre lecture de la position du parti de Ghannouchi. Que révèle la chronologie événementielle du mois de mars, en Tunisie ? Dans l'ensemble, une grave exacerbation des tensions politiques et sociales qui ont culminé, avec la sortie dans la rue, de milliers de salafistes revendiquant l'instauration de la Charia. Ils n'avaient quitté le campus de La Menouba, où ils semaient la terreur depuis plusieurs mois pour soutenir le port du niqab par les étudiantes, que pour se livrer à une imposante démonstration de force dans la capitale. Ils ne s'en cachaient pas, leur objectif était également d'amener à plus de combativité les députés islamistes, confrontés à une forte opposition de leurs pairs modernistes de la coalition, pour imposer la Charia dans la loi fondamentale. Le 20 mars, jour de l'indépendance, voyant le danger arriver à grands pas et remettre en cause les acquis bourguibiens autant que ceux de la Révolution du 14 janvier, des milliers d'autres Tunisiens organisent à leur tour le plus grand rassemblement que Tunis ait connu depuis le départ de Ben Ali. Le slogan était sans équivoque : «Nous ne laisserons pas les forces obscurantistes nous voler la révolution.» La défense de la modernité, voire de la laïcité, ne mobilise pas que chez les femmes et les jeunes. Elle a, dans le même élan, sonné le rappel des troupes d'une «vieille garde» décidée à en découdre avec les esprits de l'arrière et la régression. A 86 ans, bon œil, bon pied, Beji Caïd Essebsi sonne le tocsin et fait affluer le 24 mars vers Monastir, ville natale de Bourguiba, tout le gratin politique et de la société civile tunisienne attaché aux valeurs de progrès et d'ouverture défendues par le «Combattant suprême». L'ancien Premier ministre de la transition et néanmoins vieux compagnon de route de Bourguiba n'est pas un capricieux de l'ambition. Voyant les nuages s'accumuler sur sa patrie, il fait le vœu du non renoncement et compte rallier à sa «solution alternative» les déçus du pluralisme à dominante islamiste.Les islamistes d'Ennahda ont commis une grave faute tactique. Leur tentative infructueuse d'introduire la Charia dans la Constitution a remobilisé les forces en dispersion de la modernité. Des partis sont en en train de fusionner, d'autres de trouver des terrains d'entente, une société civile revigorée et pleine de vitalité relève la tête et ne craint plus l'affrontement. C'est tout ce beau monde qui a fait avorter le projet régressif d'Ennahda. C'est cette Tunisie-là qui, pour reprendre le journal Le Monde, «restera un pays modèle - et qui rayonnera bien au-delà de ses frontières».
A. S.

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