Des barons exploitent les rêves d'évasion des jeunes. Le corporatisme en Algérie a pris du galon: c'est celui des réseaux qui se sont constitués à tous les niveaux et qui ont pignon sur rue. Les trafiquants de drogue ont leurs réseaux, les passeurs de moutons à la frontière aussi. La pièce détachée taïwan se vend, au vu et au su de tous, dans des magasins dont les titulaires ont un registre de commerce réglementaire. Et maintenant le système des réseaux touche aussi les émigrants clandestins, les harraga. Là réside la nouveauté. Alors qu'auparavant les candidats au départ se débrouillaient par leurs moyens, maintenant ils s'adressent à des filières spécialisées, dont ils louent les services. Tout cela se fait bien sûr contre espèces sonnantes et trébuchantes. En d'autres termes, les professionnels de la détresse des gens se sont confortablement installés pour traire la mamelle; mais quand il y a un naufrage en haute mer, ce ne sont pas les cadavres des chefs du réseau qu'on repêche de l'eau, mais ceux de leurs pauvres victimes. C'est ce professionnalisme et cette constitution en réseaux qui sont terrifiants. Cela veut dire à la fois que l'émigration clandestine est entrée dans une phase de criminalité, et que d'autre part la lutte doit s'adapter et revêtir une autre forme. Or, on remarque que les moyens de lutte ne sont pas du tout adaptés. On voit que sous d'autres cieux la législation essaie de se mettre à l'évolution des moeurs et de la technologie, comme la cybercriminalité, la pédophilie sur le Net, le blanchiment d'argent, alors que chez nous on a une longueur de retard dans le traitement de tous ces phénomènes. Il ne fait aucun doute que le phénomène de l'émigration clandestine devient un commerce juteux, dans lequel sont certainement mouillés des barons, et des parrains (le mot devient à la mode après les révélations de Zendjabil), qui promettent monts et merveilles aux jeunes Algériens, qui ont perdu toute illusion de pouvoir se faire une place au soleil en Algérie, et qui ne voient la solution que dans le départ vers l'ailleurs. Qui faut-il plaindre? Les jeunes qui sont dans la détresse, les barons qui dans l'ombre tirent les ficelles de ce trafic juteux, ou bien les services chargés d'y mettre un frein? S'agissant des jeunes, le désir de partir est compréhensible, le pays ne leur offrant pas la vie dont ils rêvent. Certains acceptent des emplois auxquels ils répugnent dans leur propre pays comme celui de plongeur, de balayeur, et de manoeuvre dans un chantier, eux dont la plupart ont acquis des diplômes et des qualifications. Maints médecins acceptent de n'être que simple infirmier dans un hôpital parisien. S'agissant des barons, la chose est maintenant claire: ils ont mis l'Algérie en coupe réglée, et la meilleure manière pour eux de le faire et de faire perdurer, voire renforcer leur règne sans partage, consiste justement à organiser tous ces trafics en réseaux compartimentés, structurés, hiérarchisés, comme dans toute activité clandestine, sauf qu'ici, ils jouissent de l'impunité la plus totale. S'agissant des services chargés de mener la lutte à ces réseaux, eh bien, il leur est demandé d'abord de comprendre le phénomène et ses modes opératoires, de scanner ses rouages avant de songer à les démanteler, sans oublier de traduire en justice ses chefs, voire ses caïds. Et bien entendu, aux pouvoirs publics il est demandé de faire en sorte que l'Algérien dont le désir de voyager est légitime, ne soit plus attiré par l'étranger, en créant les conditions qui rendraient l'Algérie attractive et les conditions qui feraient que l'Algérien, lorsqu'il est à l'étranger, ne soit pas considéré comme persona non grata. Bien sûr, il y a là beaucoup de souhaits, mais la réalité est toujours plus amère que ce que l'on, pourrait souhaiter. Depuis des décennies, pour des générations d'Algériens, l'eldorado se trouve toujours ailleurs, et c'est cela qui est regrettable.